La triste réalité du quotidien d’un fonctionnaire marocain
Par Jad Geronimo
Il marche sans conviction, le pas nonchalant, lent et silencieux, comme chaque matin, pour faire le même trajet…
Comme toujours, il s’arrête chez Halima pour manger la soupe aux pois chiches dont elle a le secret. Il l’engloutit sans jamais faire attention à la manière dont cette femme le toise. Cela lui est bien égal…
Sans impatience, il traverse la rue toujours au même point et au même moment. Peu lui importe que le bus arrive à l’heure ou en retard, puisqu’il est toujours bondé. Durant tout le trajet, il est serré entre les passagers et respire l’air nauséabond d’émanations humaines fétides…
Une demi-heure plus tard, enfin à l’air libre, il est heureux de respirer cette fois à pleins poumons pendant une centaine de mètres avant d’entrer dans le bâtiment de l’administration où il travaille. Il sait déjà qu’une bonne pile de documents prêts à la signature du chef l’attend…
Devant la porte de son bureau, il aperçoit une file d’attente d’individus la colère aux yeux. Invariablement, la réplique de l’un d’eux fuse à ses oreilles et lui fait l’effet d’un coup de tonnerre avant le déluge : « On vous attend depuis plus d’une heure ! » Comme il s’est bien entraîné au fil des ans à renvoyer la balle, il répond : « La prochaine fois, viens me chercher chez moi ou fiche le camp ! », laissant son adversaire sans voix…
Au fil des heures, des citoyens variés, à l’allure différente, défilent devant lui, mais avant de quitter les lieux et pour qu’il daigne tamponner le document, chacun contribue en souriant à remplir son tiroir caisse de droite. Il n’est pourtant pas dupe et sait bien que ce n’est que de bonne guerre et que ces sourires cachent une haine froide nourrie par ses compatriotes à son égard. La cagnotte amassée lui servira à boucher les nombreux trous occasionnés par ses frais de cigarettes et de café, parfois aussi par ses factures mensuelles d’eau et de d’électricité. Un jour, il se paiera une auto pour oublier à jamais ce satané bus, il emmènera alors les siens se promener dans la forêt… Il n’ignore pas qu’au bureau d’en haut le montant de la récolte du tiroir caisse est multiplié par 10 voire par 100 et que son ordre de grandeur ne cesse d’augmenter avec l’étage supérieur de l’administration…
Alors que les aiguilles de l’horloge se déplacent, le nombre des visiteurs croît, et autour de lui les bruits des cachets frappant avec toute la violence qu’on peut emmagasiner finit par produire la cacophonie d’un orchestre philharmonique ajustant ses instruments avant le spectacle…
Il est enfin treize heures, moment de la pause-déjeuner qui se déclare par un gargouillement douloureux des intestins. L’odeur du tagine des mokhazni lui met déjà l’eau à la bouche ; il partage le repas du chef contre une contribution mensuelle. Une petite sieste s’impose ensuite dans le salon marocain du bureau du chef…
Une demi-heure plus tard, il se lève, le visage gonflé et va finir sa journée qui dure encore une bonne heure et demie…
Le jeune serveur de la cafétéria lui apporte son café bon marché infect qu’il avale sans plaisir…
Le hall commence à se vider. Il sait que c’est son « jour de fuite » comme il dit, son voisin le couvre aujourd’hui. Demain ce sera l’inverse. Il dira : « Je suis allé faire la prière de l’Asr », excellente raison passe-partout alors qu’il n’a plus posé son crâne sur le sol depuis des années…
Quelques rues plus loin, dans un bar, il lit le journal en attendant le match du Real et de la Juve qu’il regardera en brûlant ses dernières cigarettes…
La nuit tombée, il rentre dîner chez lui et joue le grand rôle du mâle tout puissant et dominant, du valeureux père de famille.
On dira que c’est sa faute à lui, on l’insultera de tous les noms, on lira mille et mille sermons de bonne conduite à adopter, mais à la fin ne faudrait-il quand même pas reconnaître nos comportements à nous, citoyens irresponsables à l’origine de toutes ces dérives et comportements véreux qui cependant nous exaspèrent et rendent notre quotidien plus dur? Si un jour tout cela devait changer, la seule et unique explication serait que chaque père de famille aurait passé des années à faire comprendre aux siens que derrière toute action doit agir une conscience.