Témoignage d’un Marocain juif: « Une musulmane m’a allaité » (VIDEO)
Sa barbe est bien fournie, mais ne cache pas son large sourire et sa vivacité d’esprit. À 70 ans passés, Amram El Maleh, surnommé Joke ou Papa Joke, n’a rien perdu de son dynamisme ni de sa jovialité. L’homme nous a chaleureusement accueilli dans sa ferme, qui se trouve dans la région de Bouskoura, pour nous livrer des bribes de son vécu.
Arrivés à sa maison, il nous guide vers un lieu pour garer notre voiture tout en insistant sur la nécessité de nous désinfecter les mains car, nous dit-il, il est une personne vulnérable au Covid-19 du fait de son âge avancé.
Puis, nous sommes tout aussi chaleureusement accueillis par son amie de confession musulmane, Aicha, qui partage avec lui la demeure et la même passion pour la musique. La femme l’aide aussi dans les tâches ménagères après avoir été au service de sa mère pendant plus de 30 ans.
«Shalom», nous a-t-il lancé dans le salon de sa résidence où il garde ses instruments de musique et s’adonne à sa passion: le chant pour la paix et la coexistence entre les religions, avant de monter à l’étage où il nous livre des fragments de ses souvenirs. Ceux d’un Marocain authentique de confession juive, né d’une mère originaire de la région de Ben Daoud, province de Settat, et d’un père originaire de la région d’Ighrem, province de Taroudant. Il égrène pour nous les événements ayant marqué son enfance et l’arrivée de ses parents à Casablanca, durant le protectorat français.
Une enfance au Mellah
Il nous narre comment sa grand-mère a choisi avec ses filles de quitter la campagne pour s’installer dans l’ancienne médina de Casablanca où il est venu au monde, un jour d’été de 1944 à l’hôpital «Essoufi». Le Maroc passait alors par une période de famine. «Il fallait cacher son pain sinon on te le volait», se remémore-t-il avec tristesse mais, se reprend-il, la guerre ne faisait pas obstacle aux manifestations d’humanité et de bon voisinage à Derb Boukhouima où il a grandi.
« A Derb Boukhouima, nous avons vécu ensemble avec Mi Mina et Ba Saleh, des musulmans, aux côtés d’autres voisins chrétiens, espagnols et portugais mais aussi des Chinois. Dans le Mellah qui n’était plus réservé aux juifs, nous partagions l’appartenance à la même classe sociale, nous étions des pauvres », nous raconte-t-il de ses yeux embués par l’émotion et la nostalgie. « Ce qui était formidable, s’extasie-t-il, c’est que les femmes se rassemblaient et allaitaient les enfants sans distinction de la religion des parents des nourrissons auxquels elles offraient le sein ».
De la maison où il a grandi, il garde le souvenir de juifs respectant le Ramadan et partageant avec leurs voisins musulmans les rites de l’Aid Al Adha tout comme les musulmans fêtaient avec leurs voisins juifs la fête de Pessah, le Youm Kippour…
Après le rituel du thé et des gâteaux, comme dans chaque maison marocaine qui se respecte, on reprend la narration nostalgique là où on l’a laissé. Joke nous décrit la période post-guerre mondiale et les mutations qui l’ont marquée, comme l’entrée des femmes dans le marché du travail. «Ma mère travaillait dans une usine de colle pour chaussures et je pense qu’elle a aussi travaillé chez un Français, Emile Poissonier, qui était parmi les fondateurs de l’Office National de l’Eau et l’Electricité.»
Ce n’est pas sans une certaine admiration qu’il nous parle de ce ressortissant français, devenu pour lui un second père après le décès de son père. Il était grand, fort et élégant, se souvient-il. « Il est intervenu pour nous aider à emménager à Casablanca, la Française, au quartier Mers Sultan, quand la maison où la famille vivait a commencé à menacer de s’effondrer », dit-il.
C’est à la rue Agadir, dans ce quartier, que Joke intégrera une école laïque qui lui inculquera les valeurs de coexistence entre religions. « J’ai étudié avec des musulmans, chrétiens et juifs, de différentes couches sociales, des plus riches aux plus pauvres. C’est comme ça que j’ai construit plusieurs amitiés et grandi au sein des trois religions célestes ».
A ce sujet, il nous relate que quand son deuxième père, Emile Poissonnier, est décédé, «j’ai ramené un imam pour prier pour lui, puis un rabbin avant que sa dépouille soit portée à l’église sise à l’avenue Zerktouni où les chrétiens, les musulmans et les juifs ont prié ensemble pour lui».
S.H.