Coronavirus: quel impact sur la santé mentale ? Jalil Bennani répond (entretien)
Propos recueillis par Jihane Bougrine
Depuis le confinement total annoncé ce 20 mars, les Marocains vivent une situation inédite comme plusieurs pays dans le monde. Une situation à la fois exceptionnelle et désagréable qui s’étendrait jusqu’au 20 avril. Quelles sont les conséquences de cette quarantaine forcée sur notre santé mentale ? Réponses de Jalil Bennani, psychiatre et écrivain.
Comment définissez-vous cet état de confinement imposé à la population ?
«Restez chez vous» est certainement la meilleure formule que l’on ait trouvée pour définir le mot «confinement» et en faire une action. Rester chez soi ne signifie pas s’isoler. L’isolement peut être un acte volontaire pour lire, écrire, méditer mais il peut être aussi un isolement subi, c’est le cas des exclus de la société. Là, il ne s’agit pas de cela. Dans le confinement que vivent plus de deux milliards d’habitants de la planète, les gens se retrouvent chez eux par nécessité, par obligation et par contrainte quand il le faut. Cependant, bien avant que ce ne soit imposé par les autorités, certains ont choisi de rester chez eux volontairement, bien conscients de la dangerosité de cette pandémie. Ce qui me frappe le plus, c’est que loin d’être seulement une situation d’individualité et de repli sur soi, elle est celle dans laquelle les individus sont étroitement en lien avec le collectif, familial, professionnel et social. Nous sommes éloignés et proches ! Nous avons une situation rare où le plus intime se trouve juxtaposé au plus collectif. Évidemment, il y a de la souffrance et le plus dur, c’est certainement la séparation de proches qui ne peuvent pas visiter leur famille, leurs petits enfants, leurs amis. Et du coup, on prend conscience de l’importance que chacun a dans la vie de l’autre.
Quelles sont les conséquences immédiates du confinement ?
Il y a d’abord cette situation totalement inédite, cet imprévu auquel personne n’était préparé. Il faut donc faire face à l’inconnu. C’est ce qui est angoissant, déstabilisant et source de peurs. Il faut s’adapter à une situation nouvelle, réinventer une nouvelle façon de vivre chez soi tout en restant connecté au monde. La peur d’être infecté guette tout le monde et comme vous le savez chacun apprend à multiplier les gestes de lavage, de désinfection, d’évitement des sources de contamination. Il en découle des attitudes obsessionnelles jusqu’ici réservées aux patients qui ont des obsessions qu’on appelle les tocs aujourd’hui. Les personnes ont peur de sortir, de croiser de près d’autres gens, d’être dans un lieu fréquenté, voila qui rappelle les personnes phobiques en temps ordinaire. Bref, ce qui relevait de la pathologie devient normal ! Les patients souffrant de troubles se sentent aujourd’hui dans une forme de normalité ! Toutes ces sensations confèrent une grande humilité aux gens. Je remarque plus de gentillesse, d’attention, d’humanité et de générosité des personnes les unes vis-à-vis des autres. On le voit bien dans les réseaux sociaux. Il y a aussi beaucoup d’interrogations et une avidité de connaître les causes de la pandémie, les conséquences, les moyens de prévention de l’infection. Évidemment, les personnes qui vivent seules, qui ont des besoins matériels, qui étaient déjà recluses malgré elles sont celles qui souffrent le plus. Il faut aussi souligner toute l’importance que prend aujourd’hui la communication par les machines, les moyens audiovisuels, les nouvelles technologies dont nous disposons qui transforment radicalement les liens sociaux, créent de nouvelles formes de communication et sans doute de nouvelles temporalités, de nouvelles mentalités, de nouvelles façons de vivre.
Quelles vont être, selon vous, les conséquences à long terme ?
Je pense que la vie prendra une autre tournure. Il y aura un avant et un après la crise du Covid-19. Je ne parle bien sûr ici que des conséquences psychologiques, sachant bien dans le même temps que les énormes désordres économiques qui se font déjà sentir auront aussi des conséquences sur le plan psychique. Les traces sur le plan conscient et inconscient perdureront durant plusieurs décennies. Je pense que lorsque la crise sera terminée, nous n’aurons plus le même regard sur la vie, nous serons, je l’espère, plus raisonnables sur nos besoins, notre course à la consommation, nos besoins essentiels. Nous réaliserons mieux que la vie est fragile, beaucoup le ressentent déjà, c’est pourquoi il y a paradoxalement une intensité de la vie car on sait que la mort peut survenir sans prévenir et peut toucher n’importe qui. Nous vivons un sentiment d’étrangeté, tout le monde évoque le sentiment de vivre un mauvais cauchemar ou de voir un mauvais film. Je n’exclus pas que des sentiments dépressifs, des réactivations de conflits psychiques, des angoisses diverses puissent apparaître ou resurgir, ni le fait que nous puissions sentir un sentiment analogue d’étrangeté mais inversé ; avec le bonheur d’une liberté retrouvée. Nous retrouverons l’envie de nous saluer, nous toucher, nous embrasser plus intensément ou au contraire garder certaines distances, modifiant ainsi cette proximité si caractéristique des sociétés méditerranéennes.
Comment prévenir, quelles actions mener aujourd’hui ?
Étant parti pour durer, il faut savoir que ce confinement va forcément produire des angoisses, de fortes tensions dans les foyers. Les jeunes habitués à sortir vont devoir cohabiter des journées et des semaines durant avec les parents. La proximité permanente ne sera pas supportée par les couples habitués à avoir une vie sociale séparée et même pour un certain nombre des sorties ou loisirs individuels. Ils vivront forcément une forte privation, une lassitude et cela peut conduire à des disputes, des colères, des tensions qui se manifesteront à l’occasion de détails insignifiants. Il faut donc, autant que possible, garder des espaces de vie privée à l’intérieur même du foyer lorsque cela est possible, respecter les moments d’indépendance des adolescents. Il faut trouver des loisirs, des jeux, écouter de la musique, lire quand on le peut et que les moyens le permettent. Il faut se laisser aller dans les élans de générosité et d’humanité qui surgissent du fond de soi dans les temps de crises. Tout cela peut éviter la «psychose» et atténuer la panique, le désarroi qui gagnent en intensité. Il faut agir avec tout ce qui peut apaiser les peurs. Il ne faut pas se laisser aller au sentiment d’impuissance.
Quelles actions entreprendre à la fin du confinement ?
Il faut travailler à ce qui peut améliorer la vie. Et bien sûr, cela concerne tous les secteurs. Je constate que tout ce que la globalisation promettant le développement des échanges a produit d’exclusions, de particularismes et de crispations identitaires. La santé a de plus en plus obéi à des considérations marchandes, à un souci de rentabilité, à des normes de plus en plus contraignantes. La nature a été malmenée comme on le voit bien dans les désordres écologiques. Tout cela contribue au mal-être des individus avec les stress, les burn-out, les dépressions…La santé, le bien-être physique et moral doivent devenir centraux pour l’homme. C’est à chacun de nous d’en prendre conscience et d’y contribuer.
Comment s’organisent vos journées ? Qu’est-ce que le confinement a changé ?
La restriction des déplacements a bien entendu concerné les consultations médicales. Les rendez-vous sont plus espacés ou annulés pour certains. Et pourtant la demande d’aide est plus importante. Je dois donc en tenir compte et respecter les délais souhaités par les patients, le temps que la crise passe et être disponible pour les conduites à tenir, l’accompagnement, les conseils. Ce n’est guère facile et cela nécessite une sérieuse réorganisation du travail. Je reçois beaucoup d’appels téléphoniques, je m’arrange autant que possible pour répondre, rassurer, réajuster le traitement, prendre en compte les situations au cas par cas, au jour le jour. Étant psychanalyste et psychothérapeute, je réserve aussi du temps à ceux qui souhaitent me parler par téléphone ou par vidéo. C’est une expérience tout à fait différente qui se pratique aujourd’hui de par le monde lorsque les patients se trouvent à des distances éloignées et qu’ils ne peuvent pas se déplacer pour voir leur thérapeute mais je n’avais jamais imaginé que je puisse la vivre avec des patients qui se trouvent dans une proximité géographique. En tant que psychiatres, psychanalystes, psychologues, nous sommes des praticiens de la parole, avec le moyen de la voix et c’est le plus important. Je m’adapte donc quotidiennement à cette situation d’être «chez soi» et «en dehors de chez soi» de tous ceux qui doivent sortir et travailler pour aider les autres.
Source: Jihane Bougrine, Les inspirations ECO.