Maroc

Hassan II-Mohammed VI: deux époques, deux styles, deux discours

À l’occasion de la fête du Trône, nous vous proposons de revenir sur la politique intérieure de Feu Hassan II et sur celle de Mohammed VI. Qu’est-ce qui distingue les deux monarques ? Décryptage. 

Par Taoufik Jdidi

Il y a dix sept ans, jour pour jour, le peuple marocain assistait à l’intronisation de Mohammed VI. Au terme d’une cérémonie d’allégeance à laquelle participaient les princes, les hauts responsables de l’Etat civil et militaire, les chefs des partis politiques et les oulémas, celui qui n’était alors que prince héritier allait désormais devenir roi. Une fonction à laquelle il était prédestiné et pour laquelle il reçut l’éducation nécessaire. Son père, feu Hassan II, comptait beaucoup sur cette éducation qui, outre l’esprit makhzénien dont elle est empreinte, le préparait également à prendre en main les destinées d’un peuple et à répondre à ses attentes selon les valeurs de l’époque.

Au lendemain de cet événement historique, nombreux étaient curieux de savoir comment le nouveau roi allait procéder. Nombreux aussi ceux qui voyaient en l’héritage politique, économique et social légué par son père un grand obstacle difficilement franchissable. Pendant quelques mois, les Marocains ne réalisaient toujours pas le décès de Hassan II, tellement sa présence pendant plus de trois décennies restait encore vivace dans les esprits. Au sein des administrations, personne n’osait enlever les portraits du roi défunt. Sur les murs, on suspendait les portraits du nouveau roi à côté de ceux de son père. Dans certaines émissions télévisées des lapsus étaient commis : au lieu de citer Mohammed VI, on évoquait le nom du défunt. Dans la psychologie collective, l’image et les traces de Hassan II étaient difficilement effaçables. Ce n’est que progressivement que le nouveau roi allait marquer de son empreinte le vécu des citoyens et dévoiler à la face du monde une personnalité bien particulière, un style séduisant et une approche du pouvoir totalement différente.

Caractéristiques globales du règne de Hassan II

hassanIILe règne de Hassan II débuta en 1961, après la mort subite du père de la nation Mohammed V. C’était une période mouvementée de l’époque post-indépendance émaillée d’un certain nombre d’incidents qui allaient conditionner l’évolution politique du pays. Il y eut d’abord la mésentente qui a entouré le ralliement des membres de l’armée de libération au pouvoir.

Cet épisode allait déboucher sur des querelles politiques qui ont dépassé le cadre d’une simple reconversion et créé un climat de méfiance exacerbé par les velléités du parti de l’Istiqlal de monopoliser la scène et par la volonté des combattants de continuer l’œuvre jusqu’à la libération des provinces sahariennes.

Cette volonté a été stoppée net par le pouvoir et notamment par le prince héritier Moulay Hassan qui, selon les historiens, aurait soutenu l’opération Ecouvillon menée par les armées espagnole et française en vue de déloger l’armée de libération. Affaiblie par cette action conjointe, cette armée allait se dissoudre petit à petit, mais aux prix de règlements de comptes et d’assassinats dont ont été victimes des leaders historiques tels Abbas Messaâdi.

Vint ensuite l’épisode des événements du Rif pendant lequel Hassan II et Oufkir allaient s’illustrer par une politique violente d’éradication des foyers de tension dans cette région. Le Maroc allait traîner, pendant des décennies, les stigmates des actions militaires menées dans les fiefs de l’émir Abdelkrim Al Khattabi.

L’atmosphère allait ensuite s’envenimer après le limogeage du premier chef de gouvernement de gauche, Abdallah Ibrahim. Le prince héritier fut nommé premier ministre, ce qui allait provoquer l’ire de la classe politique de l’époque qui y voyait une tentative du pouvoir de mettre sa mainmise sur tous les rouages de l’Etat. Le ton est vite monté de la part du nouveau parti issu de la scission de l’Istiqlal, l’Union nationale des forces populaires (UNFP) de Mehdi Ben Barka, Mahjoub Ben Seddik, Abdallah Ibrahim, Abderrahim Bouabid et bien d’autres personnalités qui avaient pignon sur rue. Outre les dissensions entre les ex-frères devenus désormais ennemis, le front des contestations allait se consolider face à la proposition du roi Hassan II, en 1962, de soumettre à référendum un projet de constitution. Cette proposition allait être rejetée par les partis de l’Istiqlal et de l’UNFP qui y voyaient la preuve que le makhzen voulait instaurer un pouvoir absolu. Ces deux formations commençaient à revendiquer l’élection d’une assemblée constituante, seule instance, selon eux, ayant la légitimité de rédiger une constitution qui mettrait le Maroc sur la voie démocratique.

Puis vinrent les élections législatives de 1963 où l’UNFP obtint la majorité écrasante des sièges. Cette situation ébranla le pouvoir qui commençait à se sentir menacé par la montée
fulgurante de cette formation et par la popularité dont jouissaient ces leaders. Malgré la tentative de la contrecarrer par le parti du Front de la défense des institutions constitutionnelles (FDIC) de Réda Guédira et malgré l’instrumentalisation du parti du Mouvement populaire de Abdelkrim El Khatib et Mahjoubi Aherdane, l’ascension de l’UNFP était devenue trop encombrante et difficilement maîtrisable.

C’est alors que le pouvoir allait mener une opération d’arrestations de grande envergure qui a ciblé les membres de l’UNFP, accusés d’avoir fomenté un complot visant à assassiner le roi. Des milliers de militants ont été mis sous les verrous ou dans des centres de détention où la torture et les sévices étaient la règle. Des centaines furent jugés lors de procès expéditifs où les preuves avaient été fabriquées de toutes pièces. Ils ont écopé de lourdes peines y compris de la peine de mort.

Le Maroc allait entrer dans une zone de turbulences que ni la répression ni les procès n’ont réussi à dégager. Et le clou allait être enfoncé par les événements de 1965, dits l’émeute de Casablanca, où Oufkir s’illustra encore par sa répression féroce et par son survol de la ville en hélicoptère tirant à la mitraillette sur la foule. Hassan II allait décréter l’état d’exception, suspendant toutes les institutions et légiférant par dahir. Le 24 octobre 1965, Mehdi Ben Barka fut assassiné, ce qui constituait un facteur de plus dans la confrontation.

L’opposition désormais terrée et confinée dans ses derniers retranchements, le pouvoir pouvait mener la politique qu’il envisageait. Il programma l’émergence d’une classe d’entrepreneurs nationaux capables de l’accompagner dans sa stratégie. La marocanisation fut décrétée et a profité surtout à toute une classe proche du makhzen.

La réforme agraire lancée devait instaurer un équilibre dans les structures de la paysannerie, mais le plan a vite avorté sous la pression des féodaux. Seule satisfaction, la politique des barrages dont le Maroc récolte les fruits, mais dont ont profité largement les grands propriétaires terriens.

En 1970, Hassan II leva l’état d’exception et proposa le projet d’une nouvelle constitution. La réponse de l’opposition fut toujours la même : le refus. Les raisons étant toujours les mêmes, la réconciliation ne s’est pas faite.hassan

Malgré cela, la constitution allait recueillir 99% de voix. Encore un signal envers les opposants, leur signifiant que le roi était seul maître à bord. Entre temps, le Maroc reconnut l’indépendance de la Mauritanie, en 1969. Allal El Fassi et les autres leaders allaient crier à la trahison. Peine perdue. Ils se résignèrent à créer  la Koutla nationale pour renforcer les rangs et entamer une sorte de discussion avec le pouvoir.

Cependant, le pouvoir allait être secoué gravement par deux tentatives de coups d’Etat militaires.

Le premier putsch eut lieu le 10 juillet 1971, à Skhirat, pendant la commémoration de l’anniversaire du roi et le second, en août 1972, a ciblé l’avion royal en provenance de France. Il s’est avéré que c’était bien Oufkir et quelques généraux qui avaient planifié de renverser le régime et d’instaurer une République.

En 1972, une autre constitution est adoptée à 99% également. C’est le résultat direct des deux putschs manqués.

Aucun changement de cap. Le pouvoir commença à créer des partis et à rassembler des notables urbains et ruraux dans une tentative de mettre en place une alternative capable de supplanter les partis du mouvement national et de former une autre élite politique totalement soumise.

Mais en 1974, un semblant d’ouverture est opéré envers l’opposition, notamment en levant l’interdiction sur leurs activités et leurs journaux.

Puis vint le moment historique de 1975 qui allait chambouler complètement la scène politique nationale : la Marche verte.

Cet événement allait déboucher sur une plus grande ouverture du pouvoir et déclencher un processus de normalisation avec les partis de l’opposition. Il a contribué également à renforcer les bases de l’unanimité nationale autour de la cause saharienne. Mais le fait le plus important réside dans le début du processus d’édification démocratique qui sera long et semé d’embûches, mais auquel les partis issus du mouvement national ont cru et dans lequel ils se sont engagés.

Les élections de 1977 devaient, en principe, rompre avec la falsification de la volonté populaire, mais l’administration territoriale semblait avoir été rodée à l’exercice. Malgré les dénonciations et les protestations, la machine de l’intérieur fait ressortir une carte électorale bien taillée.

Les revendications sociales prennent le pas et font peser un climat lourd sur le Maroc. Les contradictions vont atteindre leur paroxysme avec les grèves de 1981, 1984 et 1990, réprimées dans le sang, qui ont fait plusieurs morts et produit des arrestations de masse.

A la suite de ces événements douloureux, Hassan II allait proposer une autre constitution, en 1992, et en même temps inviter l’opposition à former le gouvernement. Mais, l’Istiqlal et l’USFP déclinèrent l’offre, sous prétexte de ne pas siéger aux côtés de Driss Basri. La première tentative de l’alternance a échoué.

En 1996, une autre constitution est adoptée et cette fois-ci l’opposition y est favorable. Un processus de réconciliation est enclenché et a eu comme résultat la formation du gouvernement de l’alternance consensuelle dirigé par Abderrahman El Youssoufi et comprenant aussi Driss Basri. Ce dernier ne devait pas y siéger longtemps, puisqu’il fut limogé avec l’arrivée au pouvoir de Mohammed VI et invité à la fameuse réception de thé d’adieu par le premier ministre.

Le nouveau règne,  la nouvelle vision et le nouveau style

M6Depuis son accession au trône, le nouveau roi a donné l’impression de vouloir opérer des changements en douceur tant il est conscient du poids du makhzen dans le pays.

Dès le début, ses déplacements ont semblé être moins quadrillés par les services de sécurité, ce qui laissa penser qu’il était gêné par la pesanteur du protocole.

Il prononça un discours à Casablanca devant les responsables des régions, wilayas, préfectures et provinces du royaume, cadres de l’administration et représentants des citoyens dans lequel il dit en substance qu’il penche vers «un nouveau concept de l’autorité et de ce qui s’y rapporte, un concept fondé sur la protection des services publics, des affaires locales, des libertés individuelles et collectives, sur la préservation de la sécurité et de la stabilité, la gestion du fait local et le maintien de la paix sociale. Cette responsabilité ne saurait être assumée à l’intérieur des bureaux administratifs qui doivent, au demeurant, rester ouverts aux citoyens, mais exige un contact direct avec eux et un traitement sur le terrain de leurs problèmes, en les associant à la recherche des solutions appropriées.»

Ce discours a constitué une révolution et a mis à l’index l’une des plus grandes anomalies de l’administration territoriale, à savoir l’écart qu’elle a creusé avec la population. Le roi avait bien conscience du danger de cette situation sur l’évolution sociale. Le nouveau concept de l’autorité est devenu une sorte de constante dans les rapports entre l’administration et les administrés. Tout n’est pas rose dans ces relations, mais un grand pas a été franchi. Depuis, plusieurs responsables, qui n’ont pas respecté ce concept et se sont mal conduits, ont été limogés ou sanctionnés.

La deuxième grande révolution de Mohammed VI a porté sur la condition de la femme. Tout le monde se souvient du fameux plan d’intégration de la femme dans le développement. Cet ambitieux plan a été combattu par les islamistes, soutenu par les laïcs et les modernistes. La société a été divisée et deux manifestations gigantesques ont été organisées à Casablanca et à Rabat.

El Youssoufi a retiré le plan de l’agenda électoral, mais le roi a pris à bras-le-corps ce dossier et l’a confié à M’hamed Boucetta qui a chapeauté une commission ayant pour mission d’examiner les différentes propositions et de mettre au point un nouveau code la famille.

Ce fut fait, et le Maroc a fait sensation dans me monde entier, puisque plusieurs Etats, et non des moindres, ont loué l’adoption de ce texte qui, sur la base d’un large consensus, a accordé à la femme des droits et une grande protection juridique et sociale contre les abus et les injustices.

lalla salma

La troisième révolution, même si elle est personnelle, n’en révèle pas moins l’attachement du roi aux valeurs modernistes. Elle

s’illustre par le fait d’épouser une fille du peuple, une roturière dans le jargon aristocrate, affranchie des rituels makhzéniens qui jusqu’alors interdisaient aux femmes des souverains d’apparaître en public. Lalla Salma, devenue princesse, a été propulsée au devant de la scène sociale en pilotant une fondation de lutte contre le cancer et en menant différentes actions caritatives.

Sur la plan politique, Mohammed VI a eu à assister, en 2002, juste après les élections, à un épisode qui devait lui rappeler le tristement célèbre feuilleton du gouvernement de Abdallah Ibrahim, en 1959. En effet, les consultations, que devaient mener El Youssoufi pour la formation du gouvernement, ont buté sur des dissensions entre l’USFP et l’Istiqlal. Ce dernier s’est rallié au PJD et au Mouvement populaire pour faire front commun.

La polémique a éclaté et n’augurait rien de bon.  Mohammed VI a alors pris la décision de confier le gouvernement à un technocrate, Driss Jettou. C’était la vraie première crise que le roi a vécue et qui a poussé Abderrahman El Youssoufi à faire sa déclaration de Bruxelles où il a dénoncé le non-respect de la méthodologie démocratique avant d’annoncer son retrait de la politique.

La quatrième grande révolution a été la création, le 12 avril 2004, de l’Instance équité et réconciliation (IER). Le but de cette commission consistait à réconcilier le peuple marocain avec son passé durant les années de plomb, sous le règne de Hassan II. Cette instance a organisé des séances d’auditions publiques où les victimes de ces années-là ont été appelées à témoigner librement de leurs souffrances, sans pour autant nommer leurs tortionnaires. Pour les organisateurs de ces auditions, il ne s’agissait pas de «juger», mais de «rétablir la vérité» pour «se réconcilier».

Encore une fois, le monde entier a salué cette initiative courageuse qui a résolu bon nombre de cas et débouché sur l’indemnisation des victimes. Aujourd’hui, c’est le Conseil national des droits de l’homme qui a hérité des dossiers de cette instance dont subsistent certains cas de disparitions forcées qu’il est en train d’élucider.

La cinquième grande révolution de Mohammed VI est la réconciliation de la monarchie marocaine avec les populations du Rif. En effet, le roi a tenu à visiter la province d’Al Hoceïma et à se rendre dans le fief de l’émir Abdelkrim El Khattabi. Cette visite historique a été le prélude à une vraie histoire d’amour entre le souverain et cette province. Le roi y a lancé de multiples projets dont le plus important est la rocade méditerranéenne qui a désenclavé la région et lui a donné l’opportunité de faire prévaloir ses atouts touristiques et culturels. Désormais, Mohammed VI y passe souvent ses vacances.

La sixième grande révolution est celle qu’il a conduite en adoptant la constitution de 2011, en réponse aux revendications du mouvement du 20 février. Sentant le pouls du peuple, il a vite accédé aux demandes exprimées par une jeunesse assoiffée de liberté et de démocratie. La rédaction de la nouvelle constitution, il faut le dire, a été  confiée à un panel de spécialistes dont la majorité des membres sont issus de la gauche démocratique. Ce nouveau texte a clarifié certaines positions, notamment celles se référant à la sacralité du monarque et a délimité ses prérogatives et celles du chef du gouvernement. L’esprit même de ce texte se rapproche de la revendication d’instaurer dans le pays un régime de monarchie parlementaire.

Désormais, le roi, comme il l’a dit lui-même, est un roi citoyen qui ne veut pas que le peuple ait peur de lui, mais seulement qu’il le respecte.

Certains reprochent au roi son manque de communication. Il est vrai que Hassan II était un orateur incomparable et un rhéteur hors-norme, mais Mohammed VI a choisi la communication directe et de proximité, celle qui crée la communion avec le peuple durant ses multiples actions d’inauguration de projets structurants dans toutes les régions du royaume. Cela s’illustre aussi lors de ses randonnées où des citoyens le croisent et se font prendre en photo avec lui. Chacun sa communication !

Enfin, le règne de Mohammed VI est empreint de stabilité et de renforcement des assises de la démocratie. Son grand challenge réside dans le décollage économique qui permettra d’atteindre le niveau des pays émergents. Il s’y attèle. Il reste à ce que la classe politique s’y mette aussi avec abnégation, faisant valoir les intérêts suprêmes du Maroc avant tout.


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