Hommage à Mohamed Sijelmassi, un humaniste marocain
Dix ans après la disparition du Docteur Sijelmassi, auteur de nombreux ouvrages sur les arts et la culture marocaine, un hommage lui était rendu à la fondation Abdul-Aziz Al Saoud de Casablanca, en présence de personnalités prestigieuses.
Les plus belles lumières brillaient, ce mercredi 18 octobre 2017, sur la fondation Al Saoud, celles de la raison, de l’érudition la plus humble qui soit et de la conscience humaniste. On rendait hommage tout d’abord à un homme, pédiatre renommé, dont on rappela qu’il s’était occupé de plus de 300 000 enfants. Le Docteur Fatiha Morchid, ayant repris son cabinet de pédiatrie, dit qu’il appartenait à cette catégorie de médecins « qui ne soignaient pas une maladie, mais des êtres. » L’un de ses enfants, Abdessalam Sijelmassi, illustra, à travers une anecdote relative à un savant persan du moyen-âge l’éthique profonde incarnée par son père. Les témoignages des participants furent, quant à eux, plus bouleversants les uns que les autres.
Chronique d’un compagnonnage
André Azoulay, qui fut le dernier à prendre la parole, évoqua, les décennies passées en compagnie d’un homme dont le savoir et la générosité forcent encore son admiration. La route de ces deux hommes se croisa, au lendemain de l’indépendance, à une époque où, après avoir libéré la terre, il s’agissait de « libérer les consciences », de sortir d’une aliénation dont beaucoup ne mesuraient pas la puissance. On perçoit, à écouter André Azoulay relater des souvenirs d’une jeunesse placée sous le signe du travail et de l’épicurisme, quel bouleversement cela fut de découvrir tout un pan du patrimoine culturel marocain auquel Mohamed Sijelmassi n’eut de cesse de s’intéresser, tout au long de sa vie. En témoignent ces nombreux ouvrages, devenus aujourd’hui des références incontournables, concernant les Arts traditionnels marocains – de la céramique à l’art du tissage, en passant par les tatouages –, l’art calligraphique, les enluminures ou la peinture marocaine. « Il n’écrit, précise André Azoulay, que parce ce qu’il se sent le devoir de partager. » Son héritage est immense, et il est à souhaiter que les jeunes générations se l’approprient, avec le respect que l’on doit au legs porté par ces anciens qui nous ont précédés et continuent d’éclairer, par leurs travaux et leurs recherches, la voie obscure et inconnue de l’avenir.
Un pionnier visionnaire
Le président de la fondation Mohamed Sijelmassi, Mohamed-Sghir Janjar revint, quant à lui, sur le travail de précurseur mené par le Docteur. Il fut ainsi le premier à publier un livre d’art consacré à la peinture marocaine, ce dont le peintre Mohamed Melehi eut aussi à cœur de témoigner. Sans être, à proprement parler, ni critique d’art, ni historien ou anthropologue, Mohamed Sijelmassi consacra une partie de sa vie, avec la passion de tous les grands amateurs et amoureux de l’art, à photographier tableaux et objets d’art, avec un souci encyclopédique et pédagogique qui n’est pas sans rappeler la minutie avec laquelle Aby Warburg constitua, au lendemain de la première Guerre mondiale son Atlas mnémosyne, afin de sauver de l’oubli ce qui avait été anéanti par une véritable « tragédie dans la culture », pour reprendre ses propres termes. Les civilisations se savent aujourd’hui mortelles et éphémères, ou pour le moins extrêmement vulnérables face à des forces de destruction menaçantes. Sauver tous les objets et toutes les œuvres constituant un patrimoine reste, sans nul doute, la plus belle des tâches que nous enjoint de suivre Mohamed Sijelmassi.
« L’image est pour lui une catégorie de pensée », ajouta Mohamed-Sghir Janjar, qui souligna, non sans raison, que la passion photographique de ce véritable archiviste de l’image n’était que la préfiguration d’un monde, qui est aujourd’hui le nôtre, dans lequel les arts visuels règnent en maître. Il fut ainsi l’un des premiers à avoir utilisé, au Maroc, le support du CD-Rom afin de garder une trace des œuvres auxquelles il s’était intéressé. Il ne fait aucun doute qu’il aurait su tirer profit des opportunités aujourd’hui offertes par les arts du numérique.
Rendre visible ce qui est sous nos yeux
L’intervention initiale du philosophe Ali Benmakhlouf mit, de son côté, l’accent sur le regard poétique qui était celui d’un archiviste incomparable. Comme dans la pratique qui était la sienne de la médecine, il s’agissait pour lui, avant toute chose, d’examiner les pratiques en usage dans un pays dont la diversité culturelle et linguistique est aujourd’hui reconnue par la Constitution. Il donnait « à voir le réel sans le surcharger de sens ou de valeur. » Le philosophe, qui rappelle ne pas avoir connu personnellement le Docteur, focalise l’intégralité de son propos sur son usage, à la fois moderne et novateur, de la photographie. Il ne s’agit pas de révéler quelque mystère que ce soit dans l’objet photographié, mais de donner à voir « le mystère des objets eux-mêmes ».
Dans l’ouvrage publié à l’occasion de la commémoration du dixième anniversaire de la disparition de Mohamed Sijelmassi, Maroc – Culture, Art et Mémoire, aux éditions Oum Éditions créées en 1996 par le Docteur, Ali Benmakhlouf poursuit cette réflexion en rappelant que le travail de mémoire accompli par celui-ci « consiste à rendre visible le visible selon la formule de Michel Foucault, ce qui est si proche, ce qui est si immédiat, ce qui est si simplement lié à nous-même (…). » Ajoutons qu’il était aussi un grand collectionneur et un connaisseur hors pair de l’art contemporain marocain auquel il consacra, avec Abdelkébir Khatibi, un ouvrage majeur.
On cèdera pour finir la parole à cet ami de longue date, avec lequel il publia aussi L’art calligraphique arabe, devenu depuis un ouvrage de référence en la matière, qui dans un texte datant de 2008 célébrait la puissante vitalité d’un humaniste à la curiosité insatiable : « Le photographe, écrit Khatibi, compose, décompose, surexpose des fragments de réel pour un peu plus de jouissance. Jouir du regard, le partager avec le spectateur, c’est là où l’inconscient nous permet de déchiffrer les richesses insoupçonnées de l’imaginaire et le plaisir de l’Art, qu’il soit majeur ou mineur, selon les spécialistes. » En compagnie de tant de grands hommes – une intervenante regretta cependant l’absence de personnalité féminine venue rendre hommage au Docteur – on resta persuadé, ce soir-là, que les lumières de la raison auraient la force de vaincre les obscurantismes de toute sorte.
O.R.