Kamal Hachkar se confie à Jalil Bennani, le cinéaste face au psy
Le cinéaste auteur du film Tinghir Jérusalem revient avec une nouvelle réalisation sur l’amour: Tassanou Tayrinou. Le psychanalyste Jalil Bennani l’a rencontré pour un entretien amical. Exclusif.
– Jalil Bennani : Ton film porte un titre amazigh. Peux-tu nous expliquer tout d’abord pourquoi ce titre et puis comment t’est venue l’idée de ce film ?
– Kamal Hachkar : « Tassanou » signifie littéralement « mon foie », et « Tayrinou » signifie « mon amour ». J’ai appelé mon film ainsi car pour les Amazigh on aime avec le foie. L’idée de ce film est une proposition de la boîte de production de Nabil Ayouch, Alin’ prod, qui a gagné un appel à projet pour 2M sur la thématique de l’amour au Maroc. Nous avions carte blanche et la chaîne a proposé à dix réalisateurs marocains, cinq femmes et cinq hommes, de traiter de l’amour. Il y a les films de Hakim Belabbes, Leila Marrakchi, Sonia Terrab…
– Dès le début du film tu évoques ces femmes et ces hommes qui chantaient très librement l’amour passionnel et le désir. Où as-tu entendu ces chants pour la première fois ?
– J’ai quitté notre maison de Tinghir à l’âge de six mois. J’ai grandi en France et je passais toutes mes vacances à Tinghir où j’ai été bercé par des chants sur l’amour. Mes parents ont toujours maintenu un lien très fort avec ma ville natale. Quand j’y venais, j’étais complètement bercé par la langue amazigh parlée par mes parents et grands-parents. J’adorais les vieilles histoires racontées durant les mariages, les soirées (guelsat). Il n’y avait pas de télévision, les gens communiquaient, parlaient, se racontaient des vieilles histoires de l’époque coloniale, de « siba » (période de révoltes et de désordre social). Mes tantes et ma grand-mère aimaient chanter et j’ai toujours adoré ces chants-là.
– Tu t’exprimes en amazigh dans le film.
– À la maison, nous parlions essentiellement le français. Pour moi, l’amazigh était une langue de l’intime et je n’osais pas trop la parler avec mes parents quand j’étais enfant. Ma langue maternelle est le français. Je rêve en français, je pense en français. J’ai commencé à parler l’amazigh progressivement. J’ai retrouvé cette langue avec tout l’héritage judéo-amazigh qu’elle véhicule.
– On peut dire que l’amazigh était pour toi une langue refoulée…
– Oui, je me suis réapproprié cette langue petit à petit en revisitant des pans de la culture amazigh à la fois par mon travail d’historien et de cinéaste-documentariste. J’étais acteur et témoin. À Tinghir, j’étais complètement plongé dans la culture de mes parents, grands-parents et arrière-grands-parents, avec tous les récits que mes grands-parents me racontaient.
– La langue amazigh ne vient pas comme langue maternelle, mais comme langue seconde.
– Oui, bien sûr. Pourtant ma mère me parlait davantage berbère que français.
– Ce qui signifie que la langue maternelle c’est la langue du désir de la mère…
– Et de l’émancipation. En France, j’étais incapable de parler berbère. C’est au Maroc que ça me revenait. À Tinghir, après un mois de séjour, mon père nous rejoignait. J’avais le sentiment d’avoir perdu la langue française et j’en ressentais une certaine angoisse. À Tinghir, je partais dans les champs, je donnais à manger aux bêtes, c’était un vrai voyage dans le temps. Toute mon inspiration vient de là. J’ai vécu une enfance typiquement française dans les campagnes où j’étais le seul enfant immigré, l’enfant exotique pour mes camarades français. Nous avons vécu dans plusieurs villes en France, et aussi durant un an et demi à Alexandrie. Cette espèce de nomadisme a fait que je me suis intéressé aux exilés, à ceux qui quittent, à ceux qui partent, à ceux qui arrivent. Pour moi c’étaient deux mondes, le monde français et le monde amazigh.
– Tu te demandes si on a encore le droit de parler d’amour dans une société devenue de plus en plus conservatrice et traditionnelle…
– Je pensais à ces choses dès mon jeune âge. J’observais ce qui se passait dans une société déjà hyper-traditionnelle. J’adore regarder, voir comment les gens interagissent entre eux. J’observais avec distance les interactions entre les personnages dans la famille et dans la société. Je me suis toujours posé des questions, pour moi la vie est une interrogation, rien n’est une certitude. Je voulais insérer ma petite histoire singulière dans l’histoire universelle et collective. Ma réflexion sur le conservatisme est liée à mes rencontres, à mes voyages et à ma formation. Au fil des ans, j’ai observé les transformations sociales, la séparation des sexes, le foulard chez les femmes, le voile qui se transformait en hijab… Adolescent, quand je voyais ça je ne pouvais pas m’empêcher de leur enlever ce foulard. Je leur disais : « Si Dieu t’a fait des cheveux, ce n’est pas pour les cacher ! » ! Quand j’entendais ces chants, je me disais c’est incroyable ! Ce sont des métaphores qui racontent la sexualité, la rencontre, le sentiment amoureux. Et en même temps, j’entendais que c’est « hchouma ». Les cafés n’étaient pas mixtes, la jeune fille devait rester vierge jusqu’au mariage… C’est comme si le chant était un exutoire où les gens revêtaient un costume, un rôle pour pouvoir exprimer leurs désirs inconscients.
– « Hchouma » veut dire honte, c’était une qualité dans la tradition car elle faisait référence à la pudeur… Mais l’amour n’était pas honteux dans les propos des habitants de la région de Tinghir. Aujourd’hui, on observe chez les jeunes en révolte, notamment dans les villes, une inversion de certaines valeurs : la « hchouma » bienséante est délaissée par ceux qui osent et ne baissent plus les yeux.
– Leur discours véhicule toutes les contradictions de la société, le désir de s’y conformer tout en s’affranchissant de certaines traditions. La jeune femme rencontrée au sein du groupe clame la beauté de l’amour : « L’amour est le plus noble sentiment qu’on peut ressentir. Il n’y a pas de honte à dire je t’aime ». Et après un mariage raté voulu par ses parents, elle a décidé de choisir elle-même son futur mari. Les tabous pèsent plus lourd chez les garçons : « Ce que choisit mon père sera bon pour moi », rapporte un jeune homme…
– Comment concilier tradition et désir d’aimer ?
– C’est difficile mais c’est possible. Il y a des paradoxes au sein de la société. Je connais des personnes très traditionnelles qui laissent place à la liberté et au désir d’exister ; elles savent faire preuve de maturité. Il y a des choses que j’aime dans la tradition, des formes d’archaïsmes qui m’attirent et en même temps j’aime qu’à l’intérieur de celles-ci puissent s’épanouir des espaces de désir et de liberté, notamment par ces musiques, ces danses durant les fêtes agdoud. Les gens entraient en transe, les femmes relâchaient leurs cheveux. Je pense que ce sont des traditions païennes, antéislamiques. Sous la pression des conservateurs, on les voit de moins en moins. Ils disent que ce n’est pas musulman de faire ça, mais je me souviens, étant enfant, avoir assisté à ces scènes de transe, avec la musique, les bendir, dans la vieille ville avec ces maisons ocre rouge en pisé et aujourd’hui quand une femme arrive avec ses cheveux relâchés, symbole de ce que ces hommes veulent cacher et contrôler parce que ça leur fait peur ce désir de la femme, je trouve cela super jubilatoire ! Il est bon de rappeler ces traditions, face aux régressions liées au champ religieux.
– « Les barbus ont changé toutes nos traditions », dit un vieil homme. Un autre témoin dans le film parle des interdits véhiculés par les chaînes satellitaires. Peut-on parler d’une répression religieuse ?
– Oui, tout à fait. Quand je vois un vieil homme, un homme du peuple qui le dit, ça prend plus de force que si c’est un intellectuel qui le dit. L’islam de mes grands-parents qui était très sain, très populaire, loin de ces accoutrements, n’a rien à voir avec l’islam d’aujourd’hui. Ce qui compte aujourd’hui, c’est de paraître : il faut montrer qu’on jeûne, qu’on va à la mosquée… On a perdu totalement la dimension spirituelle, le rapport intime entre le croyant et son créateur. Les wahhabites ont dénaturé notre architecture ancestrale en construisant des mosquées en béton au lieu des traditionnelles constructions en pisé. Il défigurent le paysage, détruisent la culture. C’est comme ça qu’on voit des gens qui disent c’est haram de chanter Ahidous, des femmes recouvertes de la burqa, ce qui n’existait pas du tout dans ces sociétés alors matriarcales. Les femmes jouent un rôle social, elles travaillent dans les champs. Les autorités ont laissé faire, mais elles commencent à réagir. On observe une prise de conscience.
– « La société est devenue plus conservatrice qu’avant », affirme la diva Hadda : « On chantait l’amour de ses parents, de ses frères et sœurs, l’amour entre la femme et l’homme, les difficultés de la vie, la mort, la pauvreté, on chantait des thèmes divers. » La génération actuelle éprouve des difficultés à comprendre la chanson berbère. Ceux qui transmettaient et comprenaient cette poésie de façon orale ne sont plus là. Comment transmettre l’héritage de ces chants ?
– Les femmes se réunissaient et parlaient avec les hommes, il n’y avait pas de honte, pas de tabou, elles chantaient l’Ahidous, chant dialogué et dansé collectivement, pratiqué dans les villages berbères du Haut-Atlas (l’Ahwach étant plus de la région d’Agadir). Aujourd’hui, la jeunesse revendique une part identitaire qui veut revenir vers une culture ancestrale.
Les conservateurs me reprochent d’importer des valeurs occidentales. Je leur dis que je puise dans notre histoire, dans notre pluralité. Le concept de laïcité a été inventé par les Amazigh pour séparer la religion de la politique. Ces chants sont des produits de la terre marocaine. L’école a un grand rôle à jouer. Les poètes ont réussi à transmettre cet héritage. Pourquoi ne pas faire étudier les chants de Hadda ? Il faut donner aux jeunes des outils de la connaissance, diffuser ces poèmes, faute de quoi ils vont puiser ailleurs. Fort heureusement, quelques associations existent, notamment à travers des acteurs sociaux qui font de la résistance en essayant de transmettre le patrimoine matériel et immatériel. Il faut que les pouvoirs publics les aident davantage.
– Dans la transmission, il y a la culture qui risque de se perdre et il y a les mots. « La peine est dans le foie, le cœur n’est pas concerné. C’est dans le foie qu’il y a tout », dit un témoin amazigh. Dans les chants, il y a des mots sur la séparation, donc l’amour ce n’est pas que la joie, c’est aussi la peine, la déchirure. C’est le sens de l’affirmation « dans le foie qu’il y a tout ». À mes yeux, en psychanalyse, il n’y a pas de véritable transmission si elle ne se fait pas dans la culture et dans la langue. Et là, tu introduis toi-même la question de l’amour dans ce qu’il a d’universel mais aussi de particulier dans la langue. C’est un univers qui ne peut pas être homogénéisé. Notons que chez les Arabes, le foie, « kebda », exprime plus souvent l’amour filial, alors que le cœur exprime le sentiment amoureux. Les mots renvoient à des représentations. Pourquoi avoir choisi de faire de Mririda, personnage devenu mythique, le personnage central de ton film ?
– Sa poésie était reconnue par tous, elle exprime sagesse et amour. On la disait « d’une beauté extrême ». Elle se prostitutait, mais avec son esprit de liberté, son amour, son énergie et sa poésie « il lui était impossible de rester chez elle », nous dit-on ! Cette poétesse mystérieuse aurait vécu dans les années vingt, et serait peut-être originaire de Megdaz. Elle doit sa célébrité à René Euloge, instituteur, qui a traduit et transcrit sa poésie dans le recueil Les chants de la Tassaout. Mririda porte la passion des femmes qui ont le désir d’être libres, débarrassées de toutes contraintes, tous ses textes traduisent cette volonté, et elle est en même temps le produit du terroir, du Haut-Atlas. Ce n’est pas étonnant que ce lieu ait pu l’inspirer. Il faut, dit-on, que cette femme soit connue, il faut transmettre aux jeunes ce trésor, cet héritage poétique ancestral.
– Les mythes et les légendes font partie du patrimoine et s’inscrivent dans une dimension universelle. À Imilchil, la légende de Isli et Tislit est l’équivalent de Roméo et Juliette.
– Le festival célébrant les fiançailles d’Imilchil a malheureusement été galvaudé et folklorisé. C’est bien triste ! On apprend que 90% de ses couples divorcent ! Là-bas aussi persiste une liberté, mais elle est de plus en plus écrasée par une trop grande religiosité. Les habitants n’ont pas d’hôpitaux, ils n’ont pas d’école digne de ce nom, mais ils ont une très grande mosquée. Moi-même, lorsque j’ai accompagné mon cousin à l’école coranique, par curiosité et pour faire comme les autres, vers dix-onze ans, quand j’ai vu l’abrutissement, les enfants frappés sur les doigts pour n’avoir pas appris par cœur le Coran, je n’y suis plus retourné. J’étais vacciné à vie.
– On est surpris par ces femmes âgées qui chantent aujourd’hui librement l’amour durant leurs assemblées, dans leur lieu de travail où elles tissent… C’est très touchant de les voir chanter ces poésies, avec sagesse, respect et amour, appelant l’amant à ne pas les quitter. Il y a de la ruse, de l’humour. L’une d’elles critique même la dureté de leur mari défunt. L’âge avancé ne leur permet-il pas cette liberté de ton ?
– Cette femme qui n’a sans doute jamais eu l’occasion de régler son compte à son mari qui l’a fait souffrir le fait auprès de millions de téléspectateurs. C’est sans doute inconscient, une libération de la parole et ma plus grande surprise. La caméra lui donne cette liberté de parole, elle se décharge de sa souffrance et de sa douleur. C’est jouissif. Elle répète : « Depuis que j’ai enterré mon mari, j’ai retrouvé ma quiétude » !
– Comment as-tu fait pour filmer ces femmes ?
– Je suis un enfant de Tinghir, ma famille est connue et respectée. Pour elles, je suis leur fils. Tout de suite, il y a eu une confiance et une complicité. J’ai réuni ces femmes autour d’activités du tissage et d’activités religieuses. Je leur ai expliqué que je faisais un film sur l’amour et je leur ai demandé de raconter leur expérience. Pour les autres, il y avait toujours des référents qui connaissent bien le terrain. Je parle amazigh, ce qui constitue un atout. Pour elles, je ne suis pas un étranger. Ma grand-mère fait partie de ce groupe de femmes qui se réunissent deux fois par semaine pour chanter les louanges du prophète. Je leur ai demandé de parler de l’amour et des hommes. J’ai aussi organisé cette soirée intimiste avec la diva Hadda, grâce à l’actrice Fatima Attif qui a baigné dans les chants de cette diva. Hadda transmet son esprit et son héritage par ses chants. Mririda est la figure absente, comme un fantôme. Hadda pourrait être sa fille ou sa petite-fille. Elle continue de perpétuer cet héritage-là composé à la fois de la figure présente et absente de ces femmes libres qui osent chanter le désir et la passion amoureuse.
– Pour clore notre rencontre, quel est ton rapport à la psychanalyse ?
– J’ai une expérience personnelle de la psychanalyse. Elle donne une capacité d’écoute. Pour moi, le cinéma c’est une forme de psychanalyse. Dans la manière dont j’exerce mon métier avec mes personnages, dont je les fais parler : je pose le moins de questions possible, je les laisse parler d’eux-mêmes. Il y a des choses enfouies qui ont été refoulées pendant très longtemps. Les gens, grâce à la caméra, se disent : « Je vais enfin pouvoir parler, même si je dis des banalités, même si je n’avais pas au départ très envie de parler. »
Propos recueillis par Jalil Bennani