Culture

Confidences de l’écrivain Mohammed Berrada à Jalil Bennani

A l’occasion du 20e Salon international du livre et des arts de Tanger, Mohammed Berrada, romancier, nouvelliste, critique littéraire et traducteur, a accordé un entretien au psychanalyste Jalil Bennani pour Le Site info.

Mohammed Berrada, vous venez de publier, aux éditions La librairie des colonnes de Tanger, la traduction en arabe du texte de Jean Genet «Quatre heures à Chatila». À quelle date avez-vous traduit pour la première fois cet écrit ?

En 1982, après son retour de Beyrouth où il a assisté à la boucherie de Chatila, en compagnie de mon épouse Leïla Shahid, Jean Genet était bouleversé. Il a disparu quelques semaines, puis est venu au Maroc, comme il le faisait très souvent, nous rendre visite. Il a donné un texte d’une vingtaine de pages à Leïla : c’était «Quatre heures à Chatila». Il lui a dit : «Leïla, vous en faites ce que vous voulez.» Elle lui a répondu : «Je vais le publier dans la «Revue d’études palestiniennes».

Avant cette publication, elle m’a donné le texte à lire. J’ai été surpris parce que cela faisait plus de vingt ans que Genet menait des activités politiques, mais n’avait rien écrit, depuis les années 58-60. Il y avait eu un long silence. Je l’ai lu et je me suis dit : «Ce n’est pas seulement un texte sur les Palestiniens, c’est un texte qui annonce le retour de Jean Genet à l’écriture.» Quand Jean m’a demandé ce que j’en pensais, je lui ai répondu : «C’est une bonne nouvelle, c’est toi, tu parles de toi-même, eh oui, c’est un retour, tous les éléments essentiels de tes livres sont là : l’éloge de la beauté, les méditations sur la mort, l’écriture soignée, riche en métaphores et l’exactitude de la description, tout est là.» C’est ce qui distingue son écriture. Et ce n’est pas un texte facile, malgré les apparences, parce qu’il est composé de plusieurs genres : le reportage, la description romanesque, les méditations qui nous amènent loin et les rétrospectives de la mémoire… C’est un texte total. Je lui ai dit : «Quand tu parles de la Jordanie, tu parles de toi-même, de ton rapport aux femmes palestiniennes…»

Peu après, je lui ai demandé : «Peux-tu me permettre de le traduire ?» Il m’a répondu : «Ça ne m’appartient plus, demande à Leïla.» J’ai pensé à l’importance de ce texte pour la revue de Mahmoud Darwich «Al-Karmel». Je lui ai envoyé ma traduction. Il était très content. «Quatre heures à Chatila» a donc été publié pour la première fois dans «Al Karmel» en 1983 et depuis le texte a circulé. Il a été reproduit par beaucoup de revues arabes, en Egypte, au Liban, en Syrie et a été objet d’adaptations au théâtre, par exemple celle de Touria Jabrane et de son mari qui l’ont jouée à Casablanca et à Rabat. Il a reçu un écho immédiat en France. Ce qui est important et il faut le dire, c’est que ces «Quatre heures à Chatila» sont devenues le noyau de son livre postérieur «Un captif amoureux». Et si je ne me trompe pas, on y retrouve même quelques paragraphes du texte initial.

Donc ça a relancé l’écriture de Genet…

Sa façon d’écrire, c’est une écriture de la mémoire et une écriture horizontale, une figuration en rapport avec des souvenirs.

L’intention de Genet était politique, mais il n’échappe pas à l’écrivain qu’il est.

Non, je ne crois pas. Ses interviews réunies dans son livre «L’ennemi déclaré» mettent bien en évidence sa stratégie vis-à-vis de la littérature. Il ne veut pas écrire pour prétendre qu’il va changer les choses. C’est la beauté, c’est la subtilité, c’est l’intelligence, qui l’emportent et il ne se préoccupe pas de l’effet immédiat de ses écrits. «Quatre heures à Chatila» et «Un captif amoureux» ne sont pas des livres sur les Palestiniens, c’est une écriture.

J’ai évoqué la politique parce que je l’ai entendu dire qu’il était du côté des Palestiniens parce qu’ils sont opprimés et qu’alors il était forcément de leur côté !

Et il a dit : «Parce que je les aime.»

Il a même dit : «Est-ce que je les aimerais s’ils n’étaient pas opprimés ?»

Oui, c’est ça ! Tout à fait.

C’est hautement politique !

C’est une dimension ludique que l’on doit prendre en considération. Cette dimension fait qu’il y a ambiguïté. Plusieurs interprétations sont possibles et c’est ainsi qu’il est un grand écrivain.

Donc le texte et sa traduction ont circulé jusqu’à cette dernière édition de «La librairie des colonnes». Pourquoi maintenant ?

Parce que c’est une publication bilingue assortie d’un long entretien avec Leïla Shahid qui a accompagné Jean à Beyrouth et lui a expliqué beaucoup de choses, y compris une qui mérite d’être analysée et méditée : quand Jean venait nous rendre visite à Rabat, il s’intéressait beaucoup à la broderie palestinienne et surtout à ses motifs. Et Leïla prétend, peut-être à juste titre, que pendant son séjour à Beyrouth, il discutait beaucoup de ces questions avec sa maman qui avait ouvert un centre de broderies palestiniennes. Leïla pense que l’écriture d’ «Un captif amoureux» ressemble à ces broderies, par l’enchaînement des motifs, ça change et ça revient. Il faut dire aussi l’importance de «Quatre heures à Chatila», mis en scène au théâtre du Havre, puis à l’Odéon, avec un grand succès.

L’actualité de cette dernière publication tient au fait que s’y ajoute l’entretien avec Leïla Shahid et que c’est tout à fait nouveau.

Oui, et que ce soit bilingue.

C’est la première publication dans laquelle figurent les textes en arabe et en français. Vous avez traduit ce très beau texte en préservant le caractère littéraire, poétique, de ce retour à l’écriture de Genet. A quelles difficultés vous êtes-vous heurté pour traduire Genet ?

La difficulté est que, contrairement à ce qu’on peut croire, la belle langue de Genet est très précise. Les images et les métaphores occupent parfois beaucoup d’espace. A certains moments, les longues phrases incroyablement précises de Marcel Proust me revenaient en mémoire. Donc en arabe, quelquefois j’étais obligé de couper des phrases, mais j’essayais de rester très proche du texte initial. Cela dit, je crois que le traducteur a le droit d’exercer son talent d’écrivain pour éviter de proposer une traduction sèche.

Le feu vert que vous a donné Genet pour traduire vous accorde une légitimité et une liberté face à son écrit. Mais je suppose que ce texte était plus difficile à traduire que ceux d’autres écrivains.

Oui, c’est vrai. J’ai travaillé lentement, fait quelquefois appel à des amis et avant de le rééditer aujourd’hui, une autre révision du texte a été faite. Il faut dire aussi que j’avais traduit, en 2003, un livre de Genet, «L’atelier de Giacometti», un texte fondamental à mon avis.

Ayant traduit le texte de son vivant, avez-vous eu le temps de parler avec Genet du choix des mots, de vos hésitations ?

Non, parce que Genet n’aimait pas parler de la littérature. J’essayais d’en discuter avec lui, mais je sentais bien ses réticences. Je crois que nous étions à Larache quand je lui ai demandé : «Pourquoi tu as commencé à écrire, pourquoi tu as choisi d’écrire ?» Je me rappelle sa réponse : « À l’âge de seize ans, quand je me suis rendu compte que je ne pouvais pas changer le monde, j’ai décidé d’écrire. » (Rires…)

Dans quelle mesure ce livre est-il toujours actuel ?

C’est un écrit qu’on peut lire en tant qu’œuvre littéraire. Cela n’empêche pas d’y trouver un témoignage, mais c’est un texte qui dépasse le contexte circonstanciel dans lequel il a été écrit parce qu’il y a ce talent-là, d’autres dimensions à travers des événements dramatiques, tragiques. Comme dans un roman de Dostoïevski, un roman d’un grand écrivain, il écrit sans accorder beaucoup d’importance aux circonstances, c’est ça l’importance… et par là même, c’est du passé, mais c’est aussi du présent. Et peut-être encore pour nous de l’avenir, vu les boucheries qui se passent dans tout le monde arabe.

Son actualité, c’est la sauvagerie, l’inhumain, l’exploitation, les horreurs…

Oui, cela continue de nous interpeller. C’est un texte qui n’a pas perdu de son actualité…

L’écrivain, le poète, c’est celui qui exprime le plus fort les choses, mais dont l’intuition est souvent prophétique. Genet a assisté aux horreurs : «Je ne peux pas changer le monde, c’est pour ça que j’écris.»

Mais en même temps qu’il affirmait ne pas s’occuper de la politique circonstancielle, il faisait preuve d’un sens politique très profond. Ses interventions dans la vie publique révèlent une intelligence incroyable ! Par exemple, le mouvement de mai 68 en France, les Panthères noires aux Etats-Unis, les Palestiniens, les Allemands… Partout, il intervenait à partir d’une conception générale du monde, contre le monde considéré mal fait et parce qu’il avait été maltraité, marginalisé. On voit comment il a vraiment réussi à être cohérent dans ses positions, sans accepter les conditions politicardes ou les conceptions des autres. Il se méfiait des idéologies abstraites.

Vous qui l’avez bien connu, comment expliquez-vous son attachement au Maroc au point de vouloir y être enterré ? Par des facteurs personnels, mais sans doute par plus que cela ?

Ses amours. Il avait aussi quelques amis, des relations au Maroc.

Est-ce le Maroc, pays arabe, et le nord à la frontière de deux continents, qui l’attiraient ? Il a quand même demandé à être enterré à Larache, en Méditerranée.

A Larache, il avait construit une maison offerte à son ami Mohamed El Katrani. Il m’a raconté que Mohamed, d’un niveau culturel simple, mais un homme sensible, lui avait dit : «Merci Jean, tu m’as fait habiter une maison qui ressemble à l’univers de tes romans. Il y a le cimetière à droite, il y a la prison pas loin à gauche, il y a la mer…» Mais Jean n’était pas un homme sentimental. Le fait qu’il ait été un enfant trouvé, la dureté de l’expérience qu’il avait vécue, l’avaient rendu très lucide.

Il ne croyait pas à la bonté du monde.

Ah non, pas du tout !

Puis-je vous demander de nous dire quelques mots sur vous. Quels sont vos projets ?

Mon dernier roman «Vies voisines» a été publié chez Actes Sud, en 2013. Mon roman «Loin du vacarme, proche du silence» est en cours de traduction. J’ai commencé à en écrire un autre. Je me suis arrêté il y a cinq mois et je compte le reprendre cet été. C’est un écrit auquel j’accorde de l’importance et je travaille mieux pendant l’été. Je serai heureux si j’arrive à le terminer cette année.

Venez-vous souvent au Maroc ?

Je vis à Uzès, mais je viens au Maroc, souvent à Rabat, deux à trois fois par an, surtout quand j’y suis invité. Et je passe deux à trois mois à Beyrouth aussi.

 


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