Culture

Abdellah Taïa: « L’amour n’est pas une chose pure »

A l’occasion de la parution de son dernier roman Celui qui est digne d’être aimé, le romancier et cinéaste marocain a répondu, sans détours, aux questions du Site info.

Propos recueillis par Olivier Rachet

Le Site info: Votre dernier roman, Celui qui est digne d’être aimé, débute par une violente diatribe contre la figure maternelle. Le protagoniste, Ahmed, lui reproche une éducation trop coercitive. A contrario, il est donné une image très positive des sœurs du héros. Que représente, à vos yeux, la famille marocaine : une entrave à l’épanouissement individuel, un cocon chaleureux, une solidarité à toute épreuve ?

A. Taïa : Malheureusement, la famille signifie d’abord et avant tout le pouvoir. C’est dans cette première cellule qu’on apprend très tôt qu’on ne pourra jamais échapper à l’injustice, à l’autorité du plus fort. Même quand on arrive à partir loin, les névroses familiales nous poursuivent pour tout dominer en nous, tout détruire. André Gide avait évidemment plus que raison : « Famille, je vous hais ». Ce qui est le plus difficile à accepter, c’est de voir les gens qui vous sont le plus proches (par le sang, par la peau) ne rien faire pour vous sauver. Pire : on les voit parler le même langage du pouvoir oppresseur. Où trouver alors le salut ? En soi ? C’est impossible : dès le départ, on est bousillé, foutu. Où alors ?

Moi, je le trouve dans ces moments miraculeux où une forme de légèreté arrive, se produit pour notre plus grand bonheur (momentané). Une sœur qui se met à danser, on la suit, on fait comme elle, on se fout des règles, des autres, du monde, des riches, on est entre nous et on danse, on danse, on danse. Dans la folie joyeuse. J’ai une très grande tendresse pour mes six sœurs, oui. Elles sont aussi fragiles au Maroc que moi, l’homosexuel. La mère, dans mes livres, est toujours autoritaire, intransigeante, intraitable. Mais a-t-elle d’autres choix ? Non. La mère fait face à la cruauté de ce monde (au Maroc et ailleurs) en volant au pouvoir des hommes, leurs stratégies, leur sécheresse d’âme. La mère est toujours, toujours, dans la vengeance. Dans mon nouveau roman, c’est elle qui domine. Son esprit est là, de la première à la dernière lettre. Dans chaque phrase, chaque mot, il y a son souffle.

Le Site info: Vous établissez une filiation entre votre roman et le recueil épistolaire du 17e siècle : Les Lettres de la religieuse Portugaise, dont l’auteur est longtemps resté anonyme. Stendhal voyait dans cet ouvrage une illustration de « l’amour passion » qu’il opposait à « l’amour de tête ». Or, les personnages du roman semblent davantage analyser leur sentiment que se lancer, tête baissée, dans le tourbillon de la passion. Pensez-vous que l’idée même de l’amour soit aujourd’hui devenue anachronique ?

A. Taïa : L’amour n’est pas une chose pure. L’amour est le lieu même où se déroulent les grandes batailles et où l’on perd la plupart du temps. L’amour est tout sauf de l’égalité, de la démocratie, de la justice. L’amour exige du sacrifice ou bien de la dictature. Ce qui est terrible, c’est d’être à la fois sincère dans ses sentiments pour l’autre et, en même temps, d’être un stratège, un très bon stratège, pour que cette chose horrible et sublime continue de vivre. Dans mon roman, il y a en fait beaucoup, beaucoup, d’amour mais à chaque fois, il est lié à l’idée de son impossibilité. D’où le projet d’écrire une lettre.  Des lettres. On ne les écrit jamais pour que l’autre nous réponde, nous comprenne, revienne. Jamais. Les lettres n’attendent aucune réponse. C’est un acte de désespoir. Un dernier recours. Un cri. Un autre acte de pouvoir. Dans mon roman, il me semble que mes personnages sont bloqués justement parce qu’ils sont capables de voir clair en eux, dans ce qu’ils vivent d’amoureux. Mais cette clairvoyance ne les aide pas du tout. Du coup, ils font des choses bizarres : écrire des lettres impossibles. Tenter. Mais ils savent très bien qu’il n’y aura pas de miracle.

Le Site info : L’une des lettres du recueil est rédigée par un personnage appelé Vincent, de retour d’un voyage à Meknès, ville natale de son père qui lui révèlera, à la fin de sa vie, son identité de juif marocain. D’où vous est venue l’idée de ce personnage ?

A. Taïa : Ecrire, c’est aussi être capable d’entrer dans la peau et dans la voix de l’autre. Les faire siennes. Vincent est un mélange de plusieurs histoires d’amour. Il est cet homme qui m’a attiré, que j’ai fait souffrir et que, impitoyablement, j’ai quitté. Il fallait lui donner la parole, à cet homme blanc victime, dire sa version, ses arguments. Raconter tout simplement son amour, son désespoir. Lui abandonné dans un café parisien, seul, triste et qui pense à comment il va faire pour continuer à vivre malgré le vide atroce. Vincent est le fantôme qui me hante et me hantera longtemps.

Le Site info: La construction de votre roman peut rappeler celle d’un film de François Ozon : 5 x 2 dans lequel le réalisateur relatait les étapes de la vie d’un couple, en débutant par la rupture pour finir par évoquer la rencontre. Vous choisissez de bouleverser aussi la chronologie des évènements pour finir par la découverte par Ahmed de son homosexualité, alors qu’il vivait encore à Salé, dans les années 1990. Pouvez-vous revenir sur ce choix ?

A. Taïa : Je n’ai pas vu ce film. Je crois que dans mon livre il y a plus que l’idée du flash-back. Il y a cette route: remonter le temps progressivement, retourner en arrière à travers quatre étapes. Ce que je propose, c’est une expérience temporelle, une expérience qui crée un sentiment physique particulier. On comprend petit à petit pourquoi Ahmed est devenu ce « cœur très dur » mais, en même temps, on est saisi par un sentiment étrange. Ce dernier vient aussi de cet excès qui imprègne tout le livre. Je vais loin. Trop loin. Et tant mieux d’ailleurs: la littérature est le lieu idéal pour le faire. Il ne faut jamais avoir peur d’aller trop loin. C’est Marcel Proust qui disait cela, je crois. C’est dans le « trop loin » qu’on comprend enfin ce qui se passe. On sort de soi, des règles et des lois : la nudité est absolue, la vérité, même triste, est prête à sortir. Eclater.

Le Siteinfo: Votre roman aborde, comme vos ouvrages précédents, la question de l’exil et du déracinement. A travers le personnage d’Emmanuel, amant d’Ahmed, vous dressez un portrait au vitriol des « bobos » parisiens dont vous critiquez le paternalisme et chez qui vous percevez la persistance d’un esprit colonialiste. Partagez-vous les analyses d’auteurs tels que Didier Éribon ou Édouard Louis qui abordent la question de l’identité sexuelle en termes de domination ? La revendication de son homosexualité constitue-t-elle toujours un acte politique ?

A. Taïa : Tout est question de domination. Pas uniquement ce qui relève de l’identité sexuelle. On passe sa vie à trouver les bonnes stratégies pour obtenir ce qu’on veut, ce qui nous permettra de survivre, de gagner un peu, de ne pas tomber par terre complètement. Et cela, je le sais depuis très longtemps. Depuis mon enfance à Hay Salam (les années 70 et 80). Je n’ai pas attendu de lire des livres pour le comprendre et l’analyser. Tout cela veut dire que nous sommes tous obligés par la société de devenir des « hors la loi », des « criminels »… Aller (un peu, beaucoup) du côté du mal… Même à Paris, ville des Lumières, je suis obligé aujourd’hui d’établir des stratégies pour esquiver, fuir le racisme très décomplexé vis-à-vis des musulmans comme moi. Au fond, la vraie liberté n’existe nulle part. Tout est manipulation. Il n’y a que cela de vrai. Le pouvoir encore et encore… C’est triste. Tragique…

Le Site info: Des propos récents publiés par un magazine marocain ont créé la polémique. Vous y dénonciez la violence avec laquelle vous aviez été traité, en tant qu’homosexuel. N’avez-vous pas l’impression que les mentalités évoluent, qu’en dépit d’un conservatisme des mœurs une plus grande tolérance se manifeste aujourd’hui ? Vous séjournez parfois au Maroc et pouvez vous y exprimer librement, non ?

A.Taïa : Je suis sûr que les mentalités évoluent au Maroc. Je suis convaincu qu’il y a des cœurs tendres et libres au Maroc. Mais cela n’est pas suffisant. Il faut que le pouvoir change de regard sur les citoyens, que l’individu soit protégé par les lois. Il faut que des voix officielles sortent de l’ombre pour soutenir les homosexuels qui continuent de beaucoup, beaucoup souffrir au Maroc. Et ça, c’est l’injustice même. La cruauté même.

Le Site info : Vous recevez sans doute de nombreux témoignages de jeunes homosexuels marocains, dignes eux aussi d’être aimés, comme le revendique le titre de votre roman. Quel message voudriez-vous faire passer à ceux et celles qui rêvent de s’exiler pour mieux s’épanouir individuellement ?

A. Taïa : Je voudrais leur dire qu’il ne faut pas s’attendre à ce que les autres les aiment vraiment et sincèrement. Un homosexuel, ou tout individu marocain LGBT, doit comprendre qu’il lui faut se réconcilier avec lui-même sans les autres. C’est cela qui va le sauver: cette honnêteté avec lui-même, dans le secret de son cœur. Un homosexuel est tellement rejeté au Maroc (et pas qu’au Maroc, d’ailleurs) qu’il lui faut des années et des années pour sortir des prisons religieuses, sociales. Se lever et exister dignement, malgré les regards réprobateurs, les regards qui tuent. L’homosexuel est encore si seul au Maroc. Abandonné de tous et surtout de sa famille.

Le Site info : Vous avez réalisé, en 2014, votre premier long métrage, adapté de votre roman L’Armée du salut. Ce film a été unanimement salué pour la qualité de son scenario, de sa photographie ; pour la pudeur avec laquelle vous abordiez la découverte par un jeune adolescent de son homosexualité. Le cinéma est l’une de vos passions. Avez-vous un projet en préparation ?

A. Taïa : Oui, oui… Bien sûr… Le cinéma est la seule chose qui me sauve dans ce monde… Je n’ai pas réussi à trouver le cœur tendre… Alors, je rêve à travers les images du cinéma… Les films égyptiens continuent d’être mon pain quotidien. Ma poésie. Ma sexualité libre. La source première de mon inspiration.

O.R.


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