Houria Abdelouahed: « Je suis frappée de voir les petites gamines voilées » (entretien)
Houria Abdelouahed, psychanalyste, maître de conférences, est coauteur avec le poète Adonis, dont elle a traduit le grand opus Al-Kitâb (éditions du Seuil), de l’anthologie de la poésie arabe classique (Gallimard) et de Violence et islam (Seuil). Elle était invitée, le 13 janvier 2017, par l’Université internationale de Rabat pour une conférence autour de son livre Les femmes du prophète. Jalil Bennani, psychanalyste, l’a rencontrée pour Le Site Info.
Vous vous êtes distinguée au cours de ces dernières années par deux ouvrages sur les femmes, Figures du féminin en islam et Les femmes du prophète, qui relatent les histoires des premières femmes en islam selon une lecture historique et psychanalytique. Pourquoi ce travail sur les femmes en islam, comment y avez-vous été amenée ?
Ce travail s’est imposé en fait. Au début, je travaillais sur le corpus mystique d’Ibn Arabi et la manière dont il pouvait enrichir notre conception de l’image. Ce n’est donc pas la psychanalyse qui va éclairer la mystique, mais plutôt la façon dont le corpus mystique peut aider la psychanalyse à affiner sa conception de l’image. C’était une heureuse rencontre avec le texte d’Ibn Arabi, grand philologue, mystique et philosophe du XIIIe siècle, qui réfléchissait sur le matériau optique du nom, la poétique de la langue, l’exil, le langage, la féminité… J’étais admirative de certaines élaborations, par exemple lorsqu’il écrit : « Le mot est un voile, il voile la chose. » Nous parlons de l’inconscient à ciel ouvert dans la psychose. Ibn Arabi écrit également : « L’image est le nom », ce qui renvoie au texte de Platon dans le Cratyle et le texte de Freud sur les aphasies.
Le texte mystique m’a amenée à lire le texte de Tabari, le plus grand commentateur du texte coranique. Petit à petit la question du féminin commençait à s’imposer parce que je travaillais sur Bilqis, la reine de Sabah. Le texte d’Ibn Arabi permet de comprendre comment Bilqis dépassait en savoir Salomon et nous amène à concevoir autrement l’image qui devient le dessein du souffle chez l’être parlant. C’est vraiment d’une actualité bouleversante ! Ensuite, j’ai travaillé sur la Vierge Marie et j’étais plus que stupéfaite de voir comment au XIIIe siècle Ibn Arabi cassait toute la logique aristotélicienne que l’on trouve dans De la génération des animaux qui veut que le garçon soit le fruit de la force du père et que la fille soit le fruit d’une faiblesse. Ibn Arabi écrit que Jésus était très beau, que c’était un homme très harmonieux parce qu’il était à l’image de sa mère. Ibn Arabi pouvait vraiment déconstruire tous ces préjugés, toutes ces pensées héritées depuis l’ère hellénistique.
Et, petit à petit, je me suis retrouvée avec la question du féminin et de la femme. Et j’ai commencé à prendre conscience de la parole singulière des femmes de culture arabe et musulmane, de leur plainte qui revenait de façon récurrente et c’est ce qui m’a amenée à réfléchir sur l’enchevêtrement de l’individuel et du collectif, sur le lien : trauma individuel et le trauma comme fruit de toute une histoire et de toute une culture. C’est ainsi que j’ai commencé Figures du féminin en islam qui a été écrit en 2011, avant l’échec du printemps arabe, et nous n’avions donc pas encore vu le désastre qui allait suivre le soulèvement en Tunisie. À la suite de cela, j’ai écrit Les femmes du prophète, ouvrage dans lequel je change complètement de voix et de ton.
Le travail à partir de la mystique vous a donc amenée à la relecture et à la déconstruction opérée par Ibn Arabi, avec un arrêt sur les mots de la langue, leurs diverses significations et leur historisation, ainsi que sur la relecture des hadiths. Ce travail va nous conduire à des préoccupations tout à fait actuelles…
Oui, et je pense à une phrase de Michel de Certeau qui trouve ici toute sa place : « Transformer l’histoire-légende en histoire-travail. » Or cette histoire-travail n’a pas eu l’attention qu’elle méritait. Notre islam est bourré de légendes comme toutes les autres religions. Dans les autres religions, il y avait des tentatives de compréhension, d’interprétation… sauf en islam. Prenons par exemple Tabari : il a écrit Les chroniques, mais ces chroniques sont traversés par des légendes. Mais, du moment où ce travail porte sur des figures sacrées, on ne peut même plus questionner. On se rend compte que le texte coranique est un texte sacré, la parole de Mohammed est une parole sacrée, les quatre califes qui ont suivi Mohammed ont été sacralisés, les premiers hagiographes ont été sacralisés, les transmetteurs de hadiths également. Paralysée par le sacré, la pensée n’a plus la possibilité d’interroger, de questionner, de douter, de raisonner…Le sacré anesthésie la pensée.
Et pour écrire Les femmes du prophète, il fallait s’arracher à cet interdit de pensée. Le livre témoigne d’un véritable travail de déconstruction. J’ai imaginé la voix de ces femmes. Et quand je dis « imaginer », je le dis en tant qu’analyste et fais référence à Pierre Fédida qui écrivait : « Face à un trauma, face à ce qui est resté enkysté et qui dépasse les capacités d’élaboration de la psyché, l’analyste recourt à une certaine régression imaginative. » Il peut imaginer ce qu’il en est de la souffrance du sujet et ainsi il arrive, malgré son silence et dans son silence, à lui restituer une subjectivité. Zaineb, Safiya, Juwaïriya, Maria, Sawda… étaient des femmes qui ne parlaient pas, elles étaient mutiques. Et ce mutisme n’a jamais été travaillé. Jacques Berque écrivait : « Le monde arabe n’est pas sous-développé, il est sous-analysé ». Et moi je dirais : « Il est mal étudié par les Arabes eux-mêmes.» Ils ne connaissent pas leur corpus, ne lisent pas leur histoire et ignorent leur langue. Comment pourraient-ils affronter les points sombres de leur passé si ces points continuent à être méconnus ? Comment pourront-ils construire un présent et un avenir s’ils n’arrivent pas à dépasser les failles, les lacunes et l’anesthésie imposée par le côté sacré des légendes de leur Histoire.
Vous écrivez que la question du voile s’est posée avec l’histoire de Zaineb. En historisant ce verset, est-ce à dire que la recommandation de porter le voile ne concernait que les femmes du prophète ?
Au début. Comment est-ce qu’il a été généralisé ? Cela vient des premiers exégètes. En fait, la maison du prophète était une maison ouverte qui accueillait quiconque désirait questionner le prophète. Mais, pour protéger Zaineb, cette belle Hélène de l’Arabie, le verset du voile a été révélé. Les femmes du prophète n’avaient pas le droit de sortir de chez elles et de montrer leur beauté aux hommes.
Qu’en est-il de l’introduction du voile au Maroc ?
Je me souviens très bien, j’étais encore élève, de la période à laquelle le voile a fait son entrée au Maroc par les cassettes de Kachk, par des émissions et aussi après la révolution iranienne. Il y avait une surenchère et une rivalité entre l’Iran et le wahhabisme. L’Arabie saoudite voulait vraiment envahir le terrain religieux et social plus vite que l’Iran. Et les deux ont contribué à la fabrique de cet islam-là qui n’a rien à voir avec l’islam de mon grand père ou de ma grand-mère, ma grand-mère qui a porté le haïk, a opté pour la djellaba et à l’enlèvement du voile. Et nous, petites filles, nous étions en minijupes, pantalons pattes d’éléphant, etc. Il y avait une évolution et les prémisses d’une Nahda. Les femmes étaient très porteuses de ce désir d’émancipation et les grands mères vivaient par procuration la liberté de leurs petites filles. Rappelons que même en Europe, ce sont les luttes féministes qui ont contribué à ce que la femme porte le pantalon ou la jupe ou qu’elle dispose de son corps, de son destin, et du choix de sa vie.
Venons à la question de l’exil dont vous parlez dans vos ouvrages. L’exil est fondateur, source de créativité, mais s’il n’est pas réussi, lorsqu’il n’y a pas d’intégration, il peut être source de tristesse, de nostalgie et de repli sur soi…
Si l’exil est ouverture sur l’autre, s’il est porteur d’altérité, il ne peut être que créatif, mais si l’exil signifie un arrachement sans possibilité de rencontrer l’autre, là on tombe dans ce qu’on appelle la mélancolie de l’exil. Dans l’exil, on apporte ce qu’on appelle hâtivement les racines, mais on rencontre aussi les racines de l’autre et quelque chose s’enracine dans cette rencontre. L’exil de certaines femmes du prophète (comme celui de Safiya ou de Maria) a été un exil mélancolique. C’était un arrachement à la terre sans possibilité d’enrichir la psyché par une vie meilleure.
En fait, l’exil est créateur lorsqu’il a la possibilité d’ouvrir la psyché sur un ailleurs qui l’embellit et qui la rend plus complexe, plus riche car plurielle, multiple. Je pense à ce vers de Rilke : « Nous naissons quelque part et nous construisons en nous petit à petit notre origine. » Ce n’est pas vraiment se qui s’est passé avec les femmes dont je parle.
Je suis frappé, à propos du discours des partisans de Daech, par les paroles soutenant que « Ça, ce n’est pas l’islam ». On voit des parents, de bons musulmans traditionnels, dont les enfants partent vers Daech et qui ne comprennent pas. Parents et enfants sont dans le même système. Les enfants vont faire de la surenchère, mais ils sont les symptômes des parents eux-mêmes.
C’est un déni. Les Européens évoquent la schizophrénie de ceux qui d’un côté se situent dans la vie moderne du XXIe siècle et de l’autre côté vont protéger ce qu’il y a de plus archaïque. Je ne sais pas comment ces gens arrivent à faire ce compromis. Il se peut que les enfants soient le symptôme de ce compromis.
Certains chercheurs travaillent à une lecture critique d’historisation et de contextualisation du texte religieux et des pratiques : Fethi Benslama, Olivier Roy, Jacqueline Chabbi, Hela Ouardi, Rachid Benzine… pour ne citer que ceux-là. Comment vous situez-vous par rapport à eux ? Est-ce que vous les lisez ? Sur quel sujet travaillez-vous aujourd’hui ? Quels sont vos projets ?
Avant même de travailler sur l’islam, j’étais très curieuse de ce qu’écrivent les collègues. Je prépare mon livre, Psychanalyser en temps de guerre, surtout avec les réfugiés syriens. Les questions de la technique, de l’écoute, des transformations par lesquelles passe l’analyste, de la radicalisation… Y a-t-il vraiment une écoute engagée, y a-t-il une écoute neutre ? Ce travail invite à relire Durkheim, Marcel Mauss, les classiques, en plus des nouveaux auteurs. Je pense que plus le chaos s’intensifie, plus cela va aider à l’émergence d’une étoile qui danse comme disait Nietzsche. Les intellectuels arabes commencent à se réveiller. Mais le chemin sera long. Je suis frappée de voir les petites gamines voilées. A la limite, chez les adultes, on peut parler d’hystérie, d’identification hystérique, de pureté comme fantasme… On peut spéculer. Mais quand il s’agit des enfants, je trouve qu’on n’a pas le droit.
Le travail que vous poursuivez suppose la possibilité d’avoir une grande liberté d’expression. Peut-on s’adresser au public conservateur sans le heurter ou bien faut-il le heurter pour faire passer les messages, pour essayer de changer les mentalités ?
Il faut heurter. Quand Freud a parlé de la pulsion sexuelle, il a heurté tout le monde. L’histoire lui a donné raison. Galilée a découvert que la terre est ronde… Soit on est porteur d’une pensée, soit on fait autre chose. Est-ce qu’on va rester dans eddihine, c’est à dire caresser dans le sens du poil ? Qu’allons-nous laisser à la génération qui vient ? Ce travail de déconstruction doit être mené et il n’est porteur que s’il est pluriel, c’est à dire associatif, universitaire, avec la participation de médecins, d’avocats, de juristes, d’anthropologues…
J.B.