Le dernier roman d’Abdellah Taïa sous le signe du désenchantement et du combat
Dans son dernier roman épistolaire, Celui qui est digne d’être aimé, l’écrivain et cinéaste marocain aborde de nouveau la question de l’homosexualité masculine et des rapports de domination.
Par Olivier Rachet
Passionné de cinéma, Abdellah Taïa construit son roman autour de différents flash-back. Quatre lettres fictives permettent d’évoquer la vie d’un jeune marocain prénommé Ahmed, originaire comme l’écrivain de Salé, découvrant à quinze ans son homosexualité et partant s’installer à Paris, avant que ne le rattrapent les souvenirs d’un passé indélébile. La première lettre est adressée à la mère du protagoniste. Datée de 2015, elle s’attarde sur le désarroi produit par la disparition du père, des années auparavant. Le ton est vindicatif. Ahmed retrouve en lui les traits honnis de sa mère qu’il rend responsable d’avoir inoculé en lui une forme de perversité narcissique ayant broyé toutes ses relations amoureuses.
La narration épistolaire remonte alors le temps, des années 2015 aux années 1990. A la lettre initiale succède une lettre rédigée par Vincent, un jeune homme rencontré par hasard à Paris, avec lequel Ahmed vivra une aventure sans lendemain. Des années plus tard, Vincent écrit à son amant comme on jette une bouteille à la mer pour essayer de renouer un lien n’ayant pas eu le temps de se construire. De la même façon, Ahmed écrivit cinq ans plus tôt à son amant d’alors, rencontré alors qu’il était encore adolescent, sur la plage de Salé. Lettre de rupture dans laquelle il lui reproche d’avoir cherché à coloniser sa langue et son esprit, en l’ayant obligé à rompre tout lien avec sa culture d’origine.
Un exil de soi et de son pays natal
Ces lettres analysent, parfois crûment, le sentiment de dépossession qui s’empare de personnages coupés souvent de leurs émotions et parfois de leurs origines. Vincent n’a pas eu le temps de raconter à Ahmed son voyage effectué à Meknès, sur les traces d’un père lui ayant révélé, à la fin de ses jours, son identité de juif marocain. Ahmed découvre, révolté, la soumission dans laquelle le plonge la relation entretenue avec son amant Emmanuel, lui corrigeant avec un certain paternalisme ses fautes de français et l’incitant à transformer son prénom pour mieux s’intégrer à une société parisienne à l’esprit encore colonialiste.
Le roman dessine ainsi les contours d’une existence marquée par un déterminisme social dévastateur. Ahmed est né pauvre et porte comme un stigmate l’impossibilité de s’affranchir de ses origines, à moins de trahir celui qui reste digne d’être aimé pour ce qu’il a aussi été et non pas seulement pour ce qu’il est devenu. La dernière lettre du roman, datée de 1990, est une lettre-souvenir et testament à la fois dans laquelle l’ami d’enfance, prénommé Lahbib, choisit de sacrifier sa vie pour ne pas avoir à renier ce qu’il est.
Avec ce dernier roman placé sous le signe de la nostalgie et du désenchantement, Abdellah Taïa répond à la fois à ceux qui l’accusent d’avoir renié ses origines et à ceux qui ne voient en lui qu’un arriviste sans foi ni loi. En mettant en avant la dignité d’être à la fois marocain, homosexuel et éternellement exilé, le romancier continue d’accomplir, par le biais de l’autofiction, un travail courageux et pouvant réconforter ceux qui ne se sentent pas toujours dignes d’être aimés pour ce qu’ils sont.
O.R.