Arles: le rendez-vous incontournable des passionnés de photo
« RENCONTRES PHOTOGRAPHIQUES D’ARLES »
PAR OLIVIER RACHET
Dans une série en noir et blanc sobrement intitulée « La vie d’une personne handicapée », Nader Adem montre le quotidien de ces sans-voix, parfois victimes d’une infirmité non détectée à la naissance ou d’un ancien conflit avec l’Erythrée voisin. Qu’il soit ou non congénital, le handicap constitue pour ces éthiopiens une mutilation qui les isole d’une société dans laquelle il leur est difficile de s’insérer.
Le thème de l’exclusion est aussi au cœur du travail de la photographe Sarah Waiswa, qui s’intéresse, de son côté, aux préjugés dont sont victimes, en Afrique subsaharienne, les albinos. Intitulée « Etrangère en terre familière », la série se focalise sur un personnage féminin dont l’excentricité apparente amplifie l’isolement. Photographiée dans le bidonville de Kibera, au Kenya, la jeune femme que l’artiste met en scène semble exposée, avec tout autant de violence, aux rayons agressifs du soleil qu’au regard inquisiteur de ses contemporains.
Effervescence du cinéma nollywoodien
L’exposition « Tear my bra » se concentre sur la deuxième industrie cinématographique mondiale, après celle de Bollywood, en Inde et loin devant celle d’Hollywood. Produisant plus d’un millier de films par an, le cinéma nigérian dont les studios sont installés à Lagos, se développe, de façon exponentielle, depuis les années 1990. Le photographe et performer nigérian Iké Udé rend ainsi hommage aux différentes stars de ce cinéma dans une immense photographie pastichant L’Ecole d’Athènes du peintre de la Renaissance italienne, Raphaël. Clin d’œil ironique et admiratif à la fois devant le renouveau d’un cinéma qui parie sur la transvaluation de la production cinématographique occidentale pour mieux se développer.
On se souvient de l’intérêt que portait, en son temps, le cinéaste français Jean Rouch, au continent africain, à travers des documentaires où le regard ethnographique le disputait à un travail expérimental pouvant porter sur les liens arbitraires entre le son et l’image. Des films tels que Cocorico monsieur Poulet ou Moi un noir sublimaient les personnages par une distance humoristique qui les hissait souvent au rang de mythe.
Les artistes qui, aujourd’hui, s’intéressent au cinéma nollywoodien semblent perpétuer, en l’inversant, cette tradition cinématographique dont on peut regretter qu’elle n’ait guère eu de descendance. Le photographe français Antoine Tempé et son compère sénégalais Omar Victor Diop, vivant tous deux à Dakar, revisitent dans une série intitulée « (re-) Mixing Hollywood » les chefs d’œuvre du cinéma occidental tels que Blow up d’Antonioni, Thelma et Louise de Ridley Scott ou Sunset Boulevard de Billy Wilder. Hommage aux canons de l’esthétique occidentale et démonstration par la force plastique de l’image de la grandeur de la photographie et du cinéma africains prêts à rivaliser désormais avec les plus grands.
Persistance de la guerre
Une autre thématique domine cette édition 2016 des Rencontres d’Arles. Celle de la guerre et des conflits dévastant la planète, des temps antiques aux jours archaïques que nous continuons de subir. Dans une série extraordinaire intitulée « Champs de bataille », le photographe Yan Morvan, ancien photo reporter au magazine Newsweek, revient hanter de son regard acéré les lieux témoins des plus grandes batailles qu’ait pu connaître l’Histoire. Du siège de Constantinople à celui de Sarajevo, des champs d’Austerlitz à ceux de Verdun, de la bataille de Solferino à celle de Bir-Hakeïm, des massacres de Srebrenica à ceux de Misrata, en Lybie, le photographe cherche à adopter le point de vue du soldat pour conduire le spectateur à superposer, en imagination, à un paysage actuel ce que purent être les atrocités commises, jadis, par nos semblables.
Le contraste est tel, parfois, entre la violence que l’on imagine des combats et la banalité retrouvée des espaces où la nature finit toujours par reprendre le dessus, que l’on mesure en quoi le terme d’absurdité est sans doute le plus proche de celui de guerre, servant moins à la qualifier qu’à la définir. Ce travail exceptionnel de Yan Morvan approche, avec une sérénité glaçante, la part d’irrationnel qui gît en chacun d’entre nous.
Mentionnons aussi les photos remarquables d’Alexandre Guirkinger à la recherche de la dernière ceinture défensive française appelée Ligne Maginot ou celles du célèbre photographe anglais Don Mccullin dont l’exposition « Looking beyond the edge » nous montre, comme en contre-point, les paysages apaisés de la campagne anglaise dans laquelle celui-ci séjourna.
Enfin, plusieurs artistes ont choisi de s’associer dans un projet collectif appelé « Nothing but blue skies » consacré à l’image médiatique des attentats du 11 septembre 2001. A travers des dispositifs variés accumulant les différentes unes de journaux ayant couvert l’évènement ou les journaux télévisés diffusant une information en continu comme marqués par une sidération qui semble être devenu notre lot quotidien, l’exposition invite le spectateur à réfléchir à la mutation en cours.
Chaque évènement de terreur venant déchirer le voile de représentation que nous nous faisions jusqu’à présent du réel lui substitue une déflagration ininterrompue d’images faisant elles-mêmes office d’évènement. Il semblerait, pour reprendre les concepts développés par Guy Debord dans La société du spectacle, que nous soyons entrés dans l’ère d’un spectaculaire, non plus seulement intégré, mais désintégré, dynamité par la multiplication atrophiante des réseaux sociaux et la reproductibilité mortifère de ces images-évènements qu’il est urgent, moins de contrôler, que de penser. Notamment en prenant conscience de leurs conditions de production et de diffusion qui leur sont contiguës. Les médias relayant des images de guerre et de propagande tous azimuts devraient être en ligne de mire de cette nécessaire réflexion.
Mon semblable, mon frère
L’altérité, autre thématique porteuse de cette édition 2016, voit la chanteuse britannique PJ Harvey lire, dans une installation très convaincante, des poèmes composés lors de ses voyages au Kosovo, en Afghanistan et à Washington, lors de l’écriture de son dernier album. Ces textes accompagnent les vidéos et les photographies de Seamus Murphy qui sont autant de chroniques du temps planétaire qui est devenu le nôtre, où l’on voit l’icône du rock anglais s’intéresser à la diversité des rituels, profanes ou religieux, dans le monde et mettre en lumière l’universalité du chant qui rassemble les hommes.
Une autre exposition, en apparence plus ludique, « Monstres, faites-moi peur », s’intéresse aux différentes figures du monstrueux au cinéma, invitant le spectateur à sonder le paradoxe d’une fascination ou d’une pulsion scopique qui se nourrit de la peur de l’autre et de la phobie du dissemblable. De quelles peurs King Kong, Frankenstein et autres aliens sont-ils le nom ?
Paradoxe qui conduit le réalisateur français, Sébastien Lifshitz, à exposer dans « Mauvais genre » des photographies du début du XXe siècle racontant l’histoire du travestissement à travers la photographie amateur. Où l’on apprend que le terme de féminisme, apparu tout d’abord aux Etats-Unis, servait à dénigrer les femmes portant des vêtements masculins et désireuses d’exercer des professions qui ne leur étaient pas traditionnellement dévolues.
Enfin, l’altérité est aussi celle des paysages, dans leur grande diversité. Du Japon au fleuve Amazone auquel Yann Gross consacre dans « The jungle show » une série magnifique, tout nous raconte la beauté du visible, la richesse du monde sensible. Quel paysage ressemble, en effet, à un autre ? Qui, mieux que les photographes, témoignent, à travers des partis pris esthétiques souvent antagonistes, de la luxuriance du monde qui nous entoure ?
A l’image, pour finir en beauté, des photographies exceptionnelles de Bernard Plossu, dans une série intitulée « Western colors » qui célèbre les paysages du Nouveau Mexique ou ceux de l’Ouest mythique américain, à travers des couleurs magnifiées par la technique Fresson chère à l’artiste, procédé au charbon qui provient des premières recherches effectuées dans la chimie photographique et qui donne à ce travail un grain remarquable.
L’artiste qui a vécu longtemps aux Etats-Unis dit, dans le catalogue qui lui est consacré, tout l’amour qu’il a pour ces paysages qui font ressurgir la beauté d’images de cinéma dont on se demande si elles n’ont pas préexisté aux paysages eux-mêmes : « Pendant 20 ans j’ai aimé fréquenter les petits bleds à la frontière. Je n’ai eu de cesse d’y retourner. Du vent, de la poussière, d’antiques stations-service et de vieux cinémas abandonnés à l’architecture démente ». Splendeur de la photo et du cinéma américain ayant réinventé la lumière. Grandeur d’une manifestation qui démontre l’universalité aujourd’hui d’un art qui ne cesse de s’inventer pour mieux écrire encore la lumière et nous faire entendre les couleurs.