Beckett à Tanger
Dans son dernier livre consacré à l’écrivain Samuel Beckett, prix Nobel de littérature, la romancière Lamia Berrada-Berca évoque les séjours de l’écrivain à Tanger et confronte son univers, peuplé d’individus meurtris, à la réalité marocaine.
par Olivier Rachet
De 1973 à sa mort, survenue en 1989, le romancier et dramaturge d’origine irlandaise, mais ayant composé la majeure partie de son œuvre en français, séjourna la plupart de ses étés à Tanger. Cette anecdote est le point de départ de la lettre que l’auteure adresse à l’écrivain, forme littéraire lui permettant de privilégier une approche plus sensible qu’analytique d’une existence dont on ne connaît pas grand-chose, tant Beckett était peu loquace concernant sa propre vie.
Tanger, suggère Lamia Berrada-Berca, n’est peut-être pas choisie par hasard. Ville de l’entre-deux, entre atlantique et méditerranée, avec son détroit opposant les deux continents africain et européen. Beckett n’est sans doute pas choisi par hasard non plus, lui qui s’exila de son pays natal, l’Irlande, pour vivre en France qui devint sa patrie littéraire : « En étant étranger à tout, il me semble que vous retrouvez votre ombre », écrit la romancière dont l’ascendance familiale la situe aux croisées des mondes européen, berbère, africain et arabe.
Comme Beckett serait bilingue de naissance, traversé qu’il était par le gaëlique et l’anglais, l’écrivaine fait signe vers le plurilinguisme propre à la société marocaine qu’elle présente davantage comme une richesse qu’une déchirure : « J’en arrive à croire que seule la distance vécue entre soi et sa propre langue, écrit-elle, compte, dans l’écriture, parce qu’elle tranche dans le vif toutes les questions de la naissance à soi. »
Une vie engagée
Si le livre reste discret concernant la biographie de Beckett, il n’en demeure pas moins que l’auteure rend hommage au courage qui fut notamment le sien lorsqu’il s’engagea en tant que résistant, dans le groupe du Musée de l’Homme. Installé à Paris, dès les années 1940, il sut combien les temps qu’il traversait comportaient leur lot de catastrophes. Contemporain de la Seconde Guerre mondiale, il témoigna de l’absurdité de l’époque, lui qui toujours refusa l’étiquette de « théâtre de l’absurde » qu’on accola à son œuvre dramaturgique : « Vous ne pouvez rien penser autrement qu’à partir de la sidération d’un présent nourri de catastrophe. »
À l’instar de Kamel Daoud imaginant dans Meursault contre-enquête, le hors champ du roman de Camus L’Étranger, Lamia Berrada-Berca donne corps à un personnage que Beckett aurait pu rencontrer, lors de ses différents séjours, et qu’elle prénomme Moussa. Moussa pourrait être sorti tout droit d’un roman ou d’une pièce de théâtre de Beckett tant ses traits alanguis, sa solitude, son errance rappellent les personnages forgés par l’écrivain : « Vous aimez les hommes de faille, les géants de papier, les vies qui s’usent à trop vouloir vivre quelque chose qu’il leur est impossible de rêver », confie l’auteure de Kant et la petite robe rouge à l’auteur de Molloy et de En attendant Godot.
Le déni de l’individu
« Vous n’êtes pas africain, Samuel. Mais vous racontez le désastre de l’homme nu », affirme-t-elle quelques pages plus loin. La lettre qui se voulait au départ intime devient alors une lettre ouverte que Lamia Berrada-Berca semble adresser à la jeunesse marocaine, mais tout autant à une société tout entière déniant les droits des individus. « À Tanger, renchérit-elle, vos personnages existent. » La confrontation entre le réel et la fiction – l’un n’étant bien souvent que le prolongement de l’autre et la dépassant bien souvent – donne à cet écrit une tonalité polémique assumée. Ces personnages erratiques, à l’abandon, ces clochards grotesques, ces vieillards agonisant, mais à l’humour toujours sauf, nous les côtoyons tous les jours, affirme la romancière, pointant toutes les injustices et discriminations économiques, linguistiques et culturelles déchirant le tissu social : « L’Afrique des castes, de la colonisation, de l’esclavage, de l’exclusion par le sang, par le nom, par la couleur de peau, par l’appartenance religieuse, par la complexité des rapports hommes / femmes exsude la violence du déni de l’individu. »
Que l’on songe à ces corps suppliciés, privés à l’image des héros et des héroïnes de Beckett du pouvoir de nommer l’innommable ; à ces femmes-mulets, à ces travailleurs d’usine et de champ, à ces pêcheurs et chauffeurs de taxis qui, pour reprendre le titre d’un des derniers textes de Beckett, dépeuplent une société plus qu’ils ne l’habitent avec toute la dignité qui leur serait due. Et vivre, maintenant que l’on sait que « l’effacement du sujet, c’est la seule vraie question politique » ?
Lamia Berrada-Berca, Et vivre, Beckett ?, éditions Le temps qu’il fait.
Rencontre avec la romancière autour du livre à la librairie LivreMoi de Casablanca, le jeudi 4 octobre, à 19h.