Cinéma: l’histoire poignante d’une ouvrière française à Tanger
« Prendre le large », le dernier film de Gaël Morel, avec Sandrine Bonnaire et Mouna Fettou, retrace l’itinéraire chaotique d’une ouvrière française dont l’usine de production se délocalise dans la zone franche de Tanger. Rencontre avec l’équipe du film à l’Institut français de Casablanca.
Par Olivier Rachet
Il est des comédiennes lumineuses qui portent à elles seules tout un film. Sandrine Bonnaire est sans nul doute l’une d’entre elles. Sa présence irradie le dernier film de Gaël Morel, co-écrit avec le romancier Rachid O. Elle y incarne une ouvrière, solitaire, travaillant dans une usine de textile laquelle ferme pour se délocaliser à Tanger. Le personnage d’Edith, incarné par Sandrine Bonnaire, pourrait accepter les indemnités de licenciement qui lui sont proposées. Elle préfère prendre le large et s’exiler à Tanger, quitte à être déclassée socialement.
Une séquence bouleversante, pour tous les non-dits qui la traversent, la voit rendre visite à son fils dont elle découvre qu’il est pacsé avec un autre homme dont elle ignorait l’identité. Le réalisateur, révélé il y a une vingtaine d’années dans le film de Téchiné « Les Roseaux sauvages », a retenu les leçons du cinéaste dont il dit pourtant s’être éloigné : quelques gros plans suffisent à exprimer l’isolement d’une femme, l’incompréhension qui l’a éloignée de son fils.
Une famille recomposée
Voilà Edith partant pour le Maroc, malgré les mises en garde de ses proches qui ne comprennent pas ce qui la motive. « Le travail » répète le personnage dont Sandrine Bonnaire dit s’être sentie très proche, elle dont le père ouvrier se levait, chaque jour, à cinq heures du matin pour aller travailler et subvenir aux besoins d’une famille de onze enfants. Le réalisateur n’évite pas certains clichés concernant la vision qu’il donne du pays: agressivité du chauffeur de taxi, absence de mixité sociale, préjugés à l’encontre des étrangers. Lorsqu’on l’interroge sur ses stéréotypes, Gaël Morel affirme qu’ils se vérifient pourtant chaque jour.
Edith loge dans une pension, sans âge, tenue par une mère divorcée, vivant avec son fils suivant ses études au lycée français de Tanger et une vieille dame dont on apprendra qu’elle a été recueillie jadis par la famille après avoir été répudiée par son mari. Le regard du cinéaste est sans concession sur un pays n’accordant pas aux femmes des droits égaux à ceux des hommes. Le personnage du fils, incarné par le jeune Kamal El Amir, a beau évoquer les changements survenus avec la Moudawana, les femmes représentées dans le film, notamment les ouvrières obligées de se couvrir dans le bus du personnel géré par une association islamique, souffrent de ne pas être totalement libres.
Et pourtant, à travers le portrait croisé de deux destins de femmes que tout oppose : Edith et Mina, incarnée par une Mouna Fettou admirable, le réalisateur donne à voir la naissance d’une amitié plus forte que tous les liens du sang. Les conditions de travail sont de plus en plus révoltantes, les lois économiques de plus en plus inhumaines, les rapports familiaux se distendent jusqu’à voir une mère répudier son propre fils. Mais les heureuses rencontres restent encore possibles. Edith trouvera dans cette pension de fortune des êtres avec lesquels une autre vie serait possible.
Des mères courage
Tout comme le réalisateur préfère se définir comme un fils, et non pas un homme, faisant du cinéma – s’il s’en défend, nombreux sont les échos que son film entretient avec ceux de ses pairs/pères, Pialat ou Téchiné, auxquels il rend un bel hommage – ; les personnages incarnés par Mouna Fettou et Sandrine Bonnaire se définissent comme des mères ayant le courage à la fois de vivre seules, sans homme et d’affronter le regard de ceux qui les entourent. Mina revêtira sa plus belle robe de soirée pour se rendre à la cinémathèque de Tanger, Edith vendra sa maison pour relancer sa vie.
Le réalisateur dit avoir beaucoup pensé au chef-d’œuvre de Roberto Rossellini, « Stromboli », avec Ingrid Bergman pour ce dernier film. On y voyait l’héroïne de « Casablanca » affrontant les préjugés d’un village, métaphoriquement représentés par une éruption volcanique, à la mesure de la force qui réside en chacun d’entre nous lorsqu’il s’agit d’affronter les épreuves dont la vie nous écrase parfois. Au-delà d’un certain penchant pour le pathos et de quelques clichés, le film de Gaël Morel constitue une belle leçon de courage et donne, sans doute, l’un de ses plus beaux rôles à une des plus grandes actrices françaises contemporaines.
Prendre le large, film de Gaël Morel, avec Sandrine Bonnaire, Mouna Fettou, Kamal El Amri, à la Cinémathèque de Tanger, samedi 3 mars 2018.