L’enfance de l’art s’expose à Rabat
La Galerie de la Banque Populaire de Rabat invite dans un Face à Face réjouissant une mère et son fils, tous deux artistes peintres. Elle, Rahma Laâroussi, dont les œuvres rappellent l’Art Brut cher à Dubuffet ; lui, Abdeslam Karmadi, explorant à travers ses toiles les motifs du pouvoir et de l’enfermement qui lui est corollaire.
Par Olivier Rachet
L’écrivain italien Cesare Pavese parlait du dur métier de vivre. On peut se demander, face aux toiles d’Abdeslam Karmadi, s’il n’est pas aussi un dur métier d’artiste. Chaque peintre, en effet, a souvent ses motifs de prédilection qu’il explore et use souvent jusqu’à la corde, comme s’il s’agissait de percer le mystère même de la toile. Une page vierge, à l’image de l’énigme qu’est le monde lorsqu’on ne s’arme pas de courage pour essayer d’y graver ses interrogations.
Le motif auquel a recours Karmadi est sensiblement toujours le même : un homme, dont le visage a été effacé, gommé. Assis dans un fauteuil, les jambes parfois pliées ou les mains croisées, dans une pièce vide sans issue ni ouverture. On pourrait se croire dans un atelier de photographe ou sur un plateau de tournage. Les perspectives dessinent des lignes de fuite qui ne donnent nulle part. Une sensation d’étouffement s’empare du spectateur face à des figures qui ne sont pas sans rappeler celles de Francis Bacon, à la différence que là où le peintre britannique privilégie des nus dont il ausculte rageusement la chair ; Karmadi met en scène des hommes unidimensionnels, toujours en costume.
Une peinture inefficace
L’artiste explique avoir voulu explorer, de son côté, les figures du pouvoir, qu’il fût politique, économique ou social. Comme le précise Syham Weigant en introduction du catalogue, ces costumes sont autant d’uniformes anonymes que l’on croise, chaque jour, sans plus y prêter attention. Les couleurs, à dominante sombre – noir et gris anthracite, beige tirant parfois vers l’ocre –, sont à l’image d’un monde qui aurait perdu tout éclat, dans lequel l’horizon, si horizon il y a, ne pourrait être que terne et décevant. Cet univers n’est-il pas déjà le nôtre ? Un univers anxiogène, dominé par des technocrates sans âme et fissuré par des menaces de toutes sortes : écologiques, idéologiques, économiques. Les coulures auxquelles l’artiste a souvent recours illustrent bien cette dévastation en cours. Syham Weigant établit, d’ailleurs, un parallèle intéressant avec la « peinture inefficace » chère à Georg Baselitz, pour lequel le sujet représenté est toujours « neutralisé, contenu ».
Un art de la spontanéité
De leur côté, les œuvres de Rahma Laâroussi brillent, tout d’abord, par la diversité des supports utilisés : aquarelle, technique mixte sur papier ou carton, acrylique. Des couleurs beaucoup plus primaires sont mises en avant, avec une prédominance du vert dont l’artiste maîtrise toutes les nuances. Les couleurs sont chaudes et renvoient à une perception directe, presque fusionnelle de cette terre ocre rouge que tous les Marocains connaissent. Des figures sont représentées avec la simplicité des lignes qui étaient celles des premiers peintres rupestres.
Si Abdeslam Karmadi est nourri d’une connaissance approfondie de l’histoire de l’art ; Rahma Laâroussi, de son côté, en véritable artiste autodidacte, peint comme mue par une nécessité intérieure de donner forme à des visions toutes personnelles. Deux univers entrent ainsi en résonance, donnant à voir l’enfance de l’art dans ce qu’elle a de plus singulier et d’indiscipliné à la fois. Dans la peinture de Rahma Laâroussi, « il y a, comme l’écrit justement Syham Weigant, le destin d’une femme libre qui a su s’émanciper d’abord des codes du genre, puis de ceux de l’art. » Ce beau métier que d’être artiste.
Exposition Face à Face, d’Abdeslam Karmadi et Rahma Laâroussi, Galerie de la Banque Populaire de Rabat, jusqu’au 6 janvier 2018.