Tout savoir sur le livre du roi Mohammed VI
Une photo du roi, dans un café avec Jamel Debbouze et Michel Polnareff, a fait le tour des réseaux sociaux, le week-end dernier. Beaucoup d’internautes ont relevé que le livre posé devant le souverain était «Les nouveaux penseurs de l’islam» de Rachid Benzine. Focus sur cet ouvrage et sur son auteur.
Par Olivier Rachet
Qui est Rachid Benzine ?
Natif de la ville de Kénitra, au Maroc, Rachid Benzine a vécu dès l’âge de huit ans à Trappes, dans les Yvelines. Après des études d’économie, il se passionne pour l’islam et devient enseignant-chercheur à l’Institut d’études politiques et à la Faculté de théologie protestante de Paris. Il est aussi chercheur associé à l’Observatoire du Religieux d’Aix-en-Provence.
La lecture qui sera la sienne des philosophes français Paul Ricoeur, Michel Foucault et Jacques Derrida sera déterminante à plus d’un titre. Il retiendra du premier la possibilité d’aborder les textes religieux comme de véritables objets d’étude se prêtant à une diversité d’interprétations. Il aime ainsi rappeler que le Coran est une Parole devenue texte, à la mort du prophète Muhammad : « Le texte est toujours une trace qui nous donne comme horizon la parole, mais la parole, nous ne l’avons pas. » La fréquentation de l’œuvre de Foucault l’incitera à réfléchir aux conditions historiques et sociales dans lesquelles un discours, fût-il religieux, peut être formulé. Il héritera de Derrida une approche que l’on pourrait qualifier de déconstructive, grâce à laquelle il examinera, comme il l’écrit dans l’introduction à son ouvrage Les nouveaux penseurs de l’islam, « les manières dont l’islam a pu se construire historiquement ».
Non moins déterminante fut la lecture de l’islamologue d’origine algérienne Mohammed Arkoun, «un penseur libre de l’islam » écrit-il, avec lequel il publia en 2012 un livre d’entretiens La construction humaine de l’islam. Co-rédigé avec Jean-Louis Schlegel, l’ouvrage rappelait quelle avait été l’enfance kabyle de l’auteur, sous la colonisation française et quel fut le brillant parcours de celui qui deviendra titulaire de la chaire d’Histoire de la pensée islamique, à la Sorbonne. L’approche à la fois historique et anthropologique qui fut la sienne de l’islam permet, entre autres, d’établir une distinction fondamentale entre la foi et la croyance. Mohammed Arkoun définissait lui-même sa méthode de recherche comme une « archéologie du passé ». Attentif à l’épaisseur sémantique des mots, il commençait, écrit Benzine, « par la fouille archéologique de la signification d’un mot, de sa genèse et de sa généalogie à travers l’Histoire ». Puis, il s’attachait par la suite à « analyser ce mot tel qu’il est utilisé dans le Coran, en le mettant en relation avec le contexte sociopolitique de l’Arabie du VIIe siècle. »
Le livre en question
Les nouveaux penseurs de l’islam, paru en 2004 et republié en 2008 aux éditions Albin Michel, propose tout d’abord de revenir à la source même du texte coranique. Le parallèle avec la Réforme protestante est souvent évoqué, mais Rachid Benzine s’attache moins à se substituer à une lecture officielle du Coran qu’à rappeler les conditions historiques dans lesquelles ce texte a pu être produit. Une séparation nette est ainsi tracée entre ceux qui instrumentalisent politiquement le Coran et ceux qui vivent, pacifiquement, leur foi. L’auteur écrit : « Rarement, l’islam est approché à partir de ce qu’il est d’abord : une foi et une spiritualité qui ne cessent de nourrir et de faire vivre de manière pacifique et pacifiante des centaines et des centaines de millions d’êtres humains. » Aimant à rappeler les richesses spirituelles et artistiques auxquelles le texte coranique reste encore associé, Rachid Benzine s’étonne que soit autant ignoré, « sciemment ou par manque de culture », l’islam en tant que « réalité spirituelle mais aussi comme gisement intellectuel en éveil permanent ».
Aussi s’intéresse-t-il, dans une première partie de l’ouvrage, à toutes les tentatives de réformes de l’islam, avec pour toile de fond la colonisation britannique ou française. Cette pensée libérale de l’islam qui s’est développée, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, connue sous le nom de Nahda, « Réveil » ou « Renaissance », a donné naissance à tout un mouvement réformateur comportant des intellectuels et des politiques tels que le Persan Jamal-al-Afghani (1838-1897), l’Algérien Abd-al-Hamid ibn Badis, le Syrien Mohamed Rashid Rida, fondateur de la revue Al-Mânar, en 1898, ou le cheik égyptien Muhammad Abduh (1849-1905). Ce dernier, qui répétait souvent « J’ai été créé pour être professeur et non juge », deviendra grand muphti d’Egypte. Parmi ces réformistes, Rachid Benzine aime à citer un ardent défenseur des droits des femmes, Qasim Ali (1863-1927), auteur en 1898 d’un livre intitulé L’islam et la libération de la femme.
« Un islam de l’identité »
Les autres chapitres de l’essai sont entièrement consacrés à ces nouveaux penseurs de l’islam qui s’inscrivent dans le prolongement des pré-réformistes de la Nahda. Cet « islam critique contemporain » tel que le définit Rachid Benzine se situe aux confins de la tradition et de la modernité. Modernité des sciences humaines et sociales qui ont renouvelé de fond en comble les discours du savoir au XXe siècle et permis l’élaboration de théories critiques aussi diverses que le structuralisme, la sémiotique ou le comparatisme. Ces nouveaux penseurs « témoignent d’une pensée islamique moderne, en ce sens qu’ils prônent l’incorporation des sciences sociales modernes (linguistique, sémiologie, histoire comparée des religions, sociologie notamment) dans l’étude de l’islam et dans l’interprétation des textes ».
Ainsi Rachid Benzine consacre-t-il un chapitre entier à l’intellectuel iranien Abdul Karim Soroush, né en 1945, adepte de la philosophie des religions, ayant élaboré une « théorie de la contraction et de l’expansion de la connaissance religieuse ». Partant de l’idée que tous les domaines de la connaissance subissent des transformations, le penseur iranien plaide pour une approche renouvelée, non du texte coranique lui-même, mais de ses interprétations, toujours fluctuantes : « Nous sommes des « interprètes de la religion », écrit-il, et non les « initiateurs de la religion », mettant en garde contre la « tentation de revêtir le manteau des prophètes ». Soroush diagnostique ainsi deux maux dont souffre, selon lui, la religion musulmane : celui de l’idéologisation et « l’accent excessif, souligne Benzine, mis sur les aspects juridiques de l’islam (Chari’a et fiqh) au détriment de l’éthique, de la théologie et de la vie spirituelle ». L’islam devient davantage « un islam de l’identité », ajoute l’islamologue, qu’un « islam de la vérité ».
D’autres chapitres sont consacrés aux penseurs égyptiens Amin-al-Khûli, Muhammad Khalafallâh, auteur de « L’art des récits anecdotiques dans le Coran », et Nasr Hamid Abû Zayd, présentés comme les précurseurs de l’analyse littéraire moderne du Coran. De ce dernier, l’auteur cite des extraits d’un entretien accordé en 2002 dans lequel il revendique la nécessité d’une exégèse du texte coranique afin de se prémunir, comme l’écrit Benzine lui-même, « des lectures tendancieuses » : « Il s’agit, affirme ainsi Nasr Hamid Abû Zayd, d’un texte historique. Cela signifie qu’il a été révélé à une époque spécifique, en un lieu spécifique, en une langue spécifique -l’arabe-, en somme dans un contexte culturel. Bien qu’il soit révélé par Dieu, comme nous tous, musulmans, nous le croyons, il est incarné en une langue humaine. »
« Je traite le Coran, ajoute Abû Zayd, comme un texte en langue arabe que le musulman, mais aussi le chrétien ou l’athée, devrait étudier parce que la culture arabe est réunie en lui et parce qu’il est encore capable d’influencer d’autres textes dans la culture ». Il précise s’opposer aux salafistes qui cantonnent le texte « au rôle de prescription (halal) ou d’interdit (haram), et cela bien qu’il s’agisse d’un texte qui a été productif pour les arts » comme le montre l’art de la calligraphie.
Un islam de la modernité
Le projet de Rachid Benzine, qui a publié aux éditions du Seuil, Le Coran expliqué aux jeunes, a non seulement le souci de redonner corps au texte coranique, « une Parole qui s’écoute » écrit-il en conclusion des Nouveaux penseurs de l’islam, mais aussi de légitimer ces nouvelles approches du texte lui-même afin de « permettre d’harmoniser les valeurs cardinales de l’islam avec les exigences de la modernité ». Il précise : « Seule cette réformation-là permettra l’ouverture de la jurisprudence, l’adhésion véritable de la pensée politique de l’islam à la démocratie et aux droits de l’homme, la réalisation de l’égalité entre les hommes et les femmes, l’émancipation des sociétés musulmanes. » La rationalité critique de Rachid Benzine est sans doute beaucoup moins iconoclaste que beaucoup le disent. Elle constitue un pari sur l’avenir et la démonstration radicale que l’islam est soluble dans la démocratie.
Cet islam de la modernité qu’il appelle de ses vœux n’est nullement en rupture avec la tradition. Bien au contraire, il la perpétue et la renouvelle : « En cherchant à comprendre comment la foi musulmane est apparue et se maintient dans l’histoire des hommes, les nouveaux penseurs nous incitent à cette quête permanente de Dieu. »
Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Editions Albin Michel, Collection « L’islam des Lumières », 2004.