Chroniques

Ce niqâb et cette burqa qui nous regardent…

Par Jalil Bennani, psychiatre et psychanalyste

Alors que j’attendais le passage au feu vert dans ma voiture, une mendiante s’est penchée vers moi pour me demander l’aumône. Elle était toute couverte d’une robe noire et on ne voyait que ses yeux. Passé l’instant de frayeur lié à la surprise, je lui ai dit : « Mais je ne vous vois pas… ». Elle m’a répondu aussitôt : « Voulez-vous que je me découvre ? » Une autre fois, une personne habillée de la même manière m’a interpellé pour me dire bonjour : « Vous me reconnaissez ? ». Je n’ai eu pour seule réponse que ces mots : « Comment puis-je vous reconnaître ? ». Elle s’est alors présentée, j’ai reconnu son nom, puis sa voix et ses yeux.

Ces deux femmes ne portaient pas une burqa, mais un niqâb. Ce sont deux tenues différentes, avec une provenance différente et un degré différent de voilement de la femme. Les vêtements féminins religieux musulmans étant aujourd’hui principalement le hijâb, le niqâb et la burqa, pour quelle raison parle-t-on surtout de burqa et non du niqâb ? En raison de la forte nuance symbolique portant sur le regard ? Ou tout simplement par extension de cette appellation à tout vêtement couvrant intégralement le corps ? Ou bien encore parce qu’en Europe, lors du débat sur la légalité du port du voile intégral islamique, ces deux mots ont été utilisés indistinctement par des politiques et des journalistes ? Essayons de préciser le contenu de chacun de ces termes.

Le niqâb désigne un voile intégral qui ne laisse apparaître que les yeux. Il est pour certains, les salafistes notamment, une prescription religieuse, un moyen de rejeter le modèle occidental et d’affirmation d’une identité. La burqa tient son origine du tchadri, un vêtement traditionnel des tribus pachtounes en Afghanistan, couvrant la tête et le corps de la femme et arborant un grillage devant ses yeux. Le premier vêtement laisse les yeux apparents, le second est destiné à masquer en partie le regard. La différence peut être minime aux yeux de l’observateur profane, mais elle est de taille lorsqu’on analyse sa portée symbolique.

Lorsque la femme a les yeux grands ouverts, elle peut tout voir, même si les autres ne voient pas les formes de son corps. Voir sans être vue. Porte ouverte à l’imaginaire et au désir. Lorsqu’elle voit à travers une grille, son regard est barré, lui interdisant d’observer entièrement la réalité et marquant d’un voile supplémentaire l’interdit de voir. Or l’instant de voir est un temps structural dans la construction du sujet et plus exactement dans la fabrication des théories sexuelles infantiles qui évolueront tout au long du développement psychique. Alors que le hijâb laisse apparaître le corps de la femme, le niqâb  et la burqa ne laissent rien apparaître des formes féminines. En cela ils effacent la singularité de celles qui portent ces tenues vestimentaires pour les réduire à un collectif quasi-homogène. De là à penser que le corps est asexué, que la personne ainsi habillée peut être homme ou femme, il n’y a qu’un pas.

On sait que le hijâb est le plus répandu dans les pays musulmans. Il est dit dans la « Sourate de la lumière » : «  Dis aux croyantes de baisser leur vue, d’être chastes, de ne montrer leurs atours que ce qui en paraît. Qu’elles rabattent leurs voiles sur leurs gorges ». Le voile induit la morale sexuelle de l’islam. Il introduit une limite, une séparation des sexes et des espaces. Il représente une tenue externe (zâhiri) qui doit se référer à un hijâb plus essentiel, le hijâb interne (bâtini). Or, contrairement au hijâb, le port du niqâb et de la burqa ne se fonde sur aucune prescription coranique qui reste d’ailleurs sujette à interprétation aujourd’hui. La burqa moderne est une invention récente qui a été imposée par les talibans en Afghanistan dans les années 1990 et qui s’est ensuite répandue parmi les mouvements salafistes les plus radicaux.

Ce vêtement a fait l’objet de débats houleux dans les sociétés occidentales avant d’être interdit par la loi dans plusieurs pays européens : France, Italie, Belgique, Luxembourg, Bulgarie… Par ailleurs, des pays africains, notamment le Tchad, le Cameroun et le Sénégal ont interdit son usage suite à des attentats terroristes. Voici que le débat surgit au Maroc suite à l’interdiction de produire et de vendre cet habit (seulement la burqa ou bien burqa et niqâb ?). Certains applaudissent, crient haro sur la burqa, tandis que d’autres s’indignent quant à l’atteinte à la liberté de la femme de porter le vêtement qu’elle veut, d’où qu’il vienne, que ce soit la burqa venue d’Orient, ou la jupe importée de l’Occident. C’est vite oublier que ce sont d’autres motifs, sécuritaires notamment, qui conduisent les autorités à interdire la fabrication de cette tenue… Allons-nous vers une interdiction pure et simple de la porter ? Défendre la liberté vestimentaire est tout à fait légitime. Non moins légitime est le fait de se situer dans l’actualité que doit guetter sans relâche le législateur face aux risques auxquels le monde est soumis aujourd’hui, tenu de trancher, par-delà les controverses religieuses.

La question politique laisse cependant entière celle relative à la symbolique du vêtement. L’interdiction, aussi fondée soit-elle, n’évacue pas la croyance, l’adhésion ou la soumission, la culture ou l’inculture que ce choix véhicule. La société doit réfléchir aux causes du phénomène « venu d’ailleurs » comme on dit, comme elle doit analyser les raisons de l’utilisation des croyances à d’autres fins que religieuses. Supprimer ou interdire des usages relève de la responsabilité des politiques. Mais il convient de ne pas fermer les yeux sur les mentalités lorsqu’elles prônent un retour effréné à de soi-disant traditions. Bien des adeptes suivent, comme une mode, des manières de se vêtir sans en connaître la signification profonde et l’historicité. Il convient de se pencher sur les replis identitaires face aux menaces extérieures. Autant de débats, de clarifications, de manières d’éduquer qui s’imposent à nous.


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