Chroniques

Ce burkini qui dérange… (Par Jalil Bennani)

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Par Jalil Bennani, psychiatre et psychanalyste

La polémique née en France relative au port du burkini sur les plages tiendrait, pour ceux qui condamnent l’usage de cette tenue vestimentaire, à la présence de signes religieux ostentatoires, contraire à l’esprit de laïcité et au fait qu’elle constituerait une menace à l’ordre public avec « risque d’attroupements et d’échauffourées ». Ainsi donc, une femme en burkini troublerait la quiétude des citoyens en rappelant les attentats survenus sur le territoire. Elle serait ainsi potentiellement dangereuse. L’arrêté « anti-burkini », promulgué par plusieurs maires, vient d’être invalidé par le Conseil d’État français en raison « d’une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ».

Arrêtons-nous tout d’abord sur l’origine du mot burkini. Inventé en 2004 par la styliste australienne d’origine libanaise Aheda Zanetti, elle-même créatrice du vêtement, ce mot provient de l’association « burka » et « bikini ». Notons déjà qu’il y a là une combinaison de deux termes antinomiques se référant à deux contextes opposés relatifs au corps de la femme. La tenue a connu un succès commercial considérable. Initialement considéré comme un symbole de liberté pour la femme qui pouvait ainsi s’adonner à des loisirs dans l’espace public que ne permet pas le port de la burka, sa créatrice a par la suite exprimé de fortes appréhensions sur les attitudes racistes qu’il pouvait induire. Le port du burkini a ainsi été médiatisé comme un moyen d’émancipation permettant notamment à la femme de participer aux jeux olympiques de 2008. Il s’agissait alors de souligner l’usage de ce vêtement dans la relation de la femme à la modernité. Liberté par rapport au port de vêtements lourds, à l’interdit de sortir, au regard des hommes… Même si certains croyaient percevoir une forme de diplomatie pour que ces femmes soient présentes dans l’espace public, celles qui le portaient insistaient pour dire que ce n’est qu’une tenue qui les met à l’aise et qu’elles n’y voient aucune forme de représentation en tant « qu’ambassadrices de la culture », comme certains observateurs ont voulu les considérer. Loin d’être un agent d’exclusion, le burkini était considéré comme un facteur d’intégration.

Le contexte de cette période et de l’Australie était bien différent de celui d’aujourd’hui, tout particulièrement en France. Accepté par les instances officielles de pays comme la Grande-Bretagne et le Canada, l’interdiction du burkini dans l’Hexagone soulève de nombreuses réserves et critiques internationales. En Europe, les controverses sur la laïcité, l’identité, l’intégration et le multiculturalisme s’en trouvent relancés. Le débat se brouille entre les défenseurs de la liberté de pratiquer, les décisions administratives, les préjugés et la stigmatisation des femmes musulmanes. Des voix se sont élevées pour dénoncer les dérives administratives. C’est le cas de la ministre Marisol Touraine pour qui « la laïcité n’est pas le refus de la religion : c’est une garantie de liberté individuelle et collective ». Tout en étant contre le burkini, la ministre franco-marocaine Najat Vallaud-Belkacem se demande « jusqu’où va-t-on pour vérifier qu’une tenue est conforme aux bonnes mœurs », ajoutant que cela « libère la parole raciste ». Pour la journaliste et poétesse libanaise Joumana Haddad : « La liberté ne peut être imposée. Elle doit être acquise par la femme elle-même. Donc, au lieu de chercher en vain à l’imposer à travers des interdictions, donnons à ces femmes les moyens d’émanciper leur corps et leur esprit. »

Au Maroc, le phénomène fait débat sous une forme inversée : dans certaines plages, celles qui se couvrent dominent le paysage balnéaire et l’extension du phénomène rend marginales les femmes en bikini, stigmatisées, observées, dénoncées par les voyeuristes de tout bord et moralisées par les objecteurs de conscience. Ce phénomène s’est particulièrement accentué au cours des dernières années. Comme en France, ceux qui rejettent le voilement du corps de la femme dénoncent son caractère rétrograde et absurde. Si en France, il s’agit d’une revendication identitaire, au Maroc, il s’agit d’autre chose. Il est aisé d’y voir une forme de régression faisant perdre à la femme ses libertés en raison de surenchères religieuses. Des établissements hôteliers ont d’ailleurs refusé l’accès des piscines à des femmes en burkini. Il nous faut rappeler qu’il a été importé au Maroc, ce qui pose toute la question de la mondialisation qui parvient à modifier les mœurs, renforcer les croyances, changer des traditions vestimentaires. Il suffit de voir le nombre de femmes marocaines qui portent des voiles façon « femmes turques » ou « femmes du khalij » abandonnant les foulards traditionnels marocains. Dans notre pays se pose le problème de l’inflation des interprétations relatives au texte sacré et aux hadiths. En débattre, c’est se questionner sur le reflux du religieux qui se drape de morale et d’avancées à reculons.

L’importance prise par ce phénomène vestimentaire, tant au niveau des réseaux sociaux que de la presse nationale et internationale, impose quelques réflexions.

L’amalgame entre burkni et radicalisation religieuse a été fait. Or, il a été largement démontré par des sociologues et enquêteurs que les candidats au terrorisme sont fréquemment des êtres dénués de toute culture religieuse, des usagers de la drogue, des individus ayant commis des actes de délinquance, participé à des trafics, fait des séjours en prison. Ceux et celles qui glisseront vers le terrorisme le feront à partir d’autres formes d’endoctrinement que celle d’un vêtement. Bien au contraire, pour certains, comme le politologue Olivier Roy, il convient de «  reconnecter des marqueurs religieux avec des marqueurs culturels modernes. Et le paradoxe, c’est que le burkini, à sa manière, est une tentative de reconnexion ».

Quel lien établir entre le vêtement et la croyance ? Le port du burkini signe une croyance religieuse et un lien social entre certains croyants. Or la croyance se mêle à de prétendus savoirs. Quand il est dit dans le texte sacré que la femme doit revêtir des voiles, il s’agit d’un contexte historique donné. Nulle mention n’est évidemment faite de la plage et le burkini est d’invention toute récente ! Si chez de nombreux croyants musulmans s’observe un attachement scrupuleux à la lettre, on en vient ici à sacraliser ce qui ne relève point du religieux.

Le port d’un vêtement qui cache le corps (et non les formes) donne paradoxalement une visibilité à celles qui l’adoptent. Ce qui soulève toute la question de l’image, de la représentation de soi. On peut dire que le burkini est ce qui cache, mais aussi ce qui montre et fait entrevoir un au-delà énigmatique. Il est un trompe-l’œil à partir duquel se déploie tout un imaginaire fait d’illusions, de peurs et de croyances. Cette visibilité se redouble de la voix. Il y a une inflation des discours, des surinterprétations sur ce que la femme doit donner ou ne pas donner à voir.

Le reflux du religieux est mis en scène dans les lieux publics. Et c’est le modèle phallocentriste qui prévaut. Les hommes jugent, légifèrent et décident très fréquemment pour les femmes. Le « frère » est privilégié aux dépens de la « sœur ». Objet de désir, susceptible de réveiller les pulsions sexuelles, le corps de la femme est caché. Suscitant des peurs refoulées, les femmes peuvent être vécues comme une menace pour la virilité des hommes et pour l’ordre social.

Le questionnement soulevé par l’usage du burkini est relatif au contexte socio-culturel du pays et de l’époque. En cela, l’invention et le port de cette tenue féminine est emblématique d’une situation qu’il convient de décrypter en fonction de nombreux facteurs psychologiques, culturels, religieux, socio-économiques et politiques. Faute de réflexions et d’analyses approfondies, loin de favoriser le nécessaire dialogue entre les cultures et entre les religions monothéistes (issues de la même source), les ruptures ne cesseront de s’approfondir, les amalgames de perdurer et les identités de se crisper.

 


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