Filles des villes, filles des champs
Par Jad Geronimo
Les familles marocaines ont eu très souvent recours, et cela existe encore, à des jeunes filles de la campagne, parfois encore des enfants, venant de milieux défavorisés, voire misérables, qu’elles employaient pour les travaux de la maison. Les paysans, ayant du mal à subvenir aux besoins de leurs nombreux enfants, acceptaient de les confier à des familles de la ville, plus aisées, en échange de pauvres rémunérations, espérant ainsi une aide pour gérer leurs difficultés. Ces histoires se terminaient souvent par des drames sociaux.
Toi, tu quittes ta famille à l’âge de neuf ans, pour rejoindre celle de fonctionnaires casablancais. A ton âge, on ne sait pas faire grand-chose… Dans tes yeux, il n’y a que le reflet bleu de l’eau, claire et fraîche de ton ruisseau, celui qui naît dans la source au bas de la montagne, et dans tes oreilles, les chants des oiseaux qui viennent te réveiller chaque matin avec la brise du matin, comme une caresse sur ta joue. Tu surnommes Izzougar ton ami le merle, mais ce que tu aimes le plus ce sont tes promenades sans fin, accompagnée de ta chèvre adorée que tu suis à travers les pâturages dans les vallées, et les jeux enfantins auxquels tu te livres en jetant des gravillons aux petites poules pour les chasser, avant de parsemer le sol de graines de blé, qu’elles picotent en gloussant à tes pieds. Ta mère est une nouvelle fois enceinte et ton père a pris la décision de t’envoyer en ville.
Tu dis au revoir à cet univers, un hiver, lorsque Houda vient de revenir, un an après être allée vivre dans une famille à Rabat. Elle porte une jolie robe et des chaussures comme celles que tu as remarquées, quand tu es allée pour la dernière fois avec ta maman au souk hebdomadaire. Elle offre des cadeaux à ses parents et à ses frères et soeurs, et te raconté beaucoup de choses heureuses sur la ville, les citadins et ses employeurs. Mais quelque chose a changé, dans son regard. Cette lumière qui brillait au fond de ses yeux a disparu alors qu’elle jaillit encore des tiens quand tu fixes les étoiles illuminant chaudement les nuits dans ta campagne.
Bientôt, tu sais toi aussi que l’enfance des pauvres se déchire en lambeaux qui servent de serpillière pour laver les sols de tes employeurs. Ils t’offrent à peine un semblant de lit dans la cuisine. Tu t’occupes de leurs petits lorsque la mère s’absente, toi qui ne comprends pas où commence ta propre enfance que voilà déjà finie, comme une fleur de lys qu’on arrache avant qu’elle ne soit en boutons.
Tu apprends à porter les bouteilles de gaz, à supporter les insultes enrobées de mépris que certains t’adressent, à haïr ton père qui vient chaque fin de mois récupérer son dû, parfois même sans daigner te voir.
Au fil des ans, ta silhouette n’est plus enfantine, et sur ton corps se dessinent des courbes féminines qui viennent réveiller l’appétit du maître de maison. Le corps de son épouse, flétri et sans éclat, l »amène à rechercher du réconfort auprès du tien tout neuf. Tu le repousses, cherches en vain une échappatoire et finis par succomber… Mais un jour, sa femme s’en rend compte, tu dois alors vite ramasser tes affaires dans ta vieille valise et retourner à un chez toi qui n’en est plus vraiment un. On t’accuse d’être devenue la honte du village et de la famille, de ceux-là mêmes qui t’ont jetée dans la gueule du loup. Le seul choix qui te reste est de repartir vers la ville…
Cette histoire est assez commune, nous la connaissons tous. La suite est souvent encore plus malheureuse. Les jeunes filles les plus chanceuses trouvent un travail en ville comme femmes de ménage. Elles ne savent ni lire ni écrire, ignorent les lois et sont encore parfois sujettes à l’exploitation féroce. Les autres vont vivre dans des quartiers malfamés, dans les lits des maisons closes ou dans autres lieux de perdition où, dans les longues nuits de la ville, leur jeunesse se consume comme des bougies. Combien de ces histoires s’accompagnent d’injustices, de violence, de douleurs sorties de l’époque esclavagiste où les larmes de ses filles servent à assouvir les besoins parfois sadiques d’employeurs égocentriques, humiliants et inhumains, où l’aisance des uns se nourrit de la fragilité des plus faibles, d’une société malade.
Personne ne choisit de naître dans la misère, mais la société, elle, peut choisir de sauver des pauvres au lieu d’amplifier leurs souffrances.