La réforme de la culture au Maroc, le rêve fou de Mehdi Hadj Khalifa
Fondateur du mouvement Évolution, Mehdi Hadj Khalifa ambitionne de renouveler le logiciel politique de la gestion des affaires culturelles et artistiques au Maroc. Avant de publier à la rentrée un manifeste qui s’annonce d’ores et déjà comme un rendez-vous incontournable du débat démocratique, il répond aux questions du site info.
Propos recueillis par Olivier Rachet
Le site info : Vous souhaitez vous engager pour la défense de la culture au Maroc. Quel constat est tout d’abord le vôtre ?
Mehdi Hadj Khalifa : Je pense que l’univers culturel marocain n’a pas encore connu de mise à jour. La culture c’est d’abord la question de ce que l’on crée : quelles sont les idées, les données culturelles que nous voulons communiquer ; que ce soit dans l’art, le cinéma, la littérature, le théâtre, la musique …
Mon état des lieux est d’abord celui-ci : on n’a pas compris, au Maroc, la dynamique de la consommation. La mondialisation est allée plus vite que nous. Celle-ci a commencé dans les années 70 ; en 95, nous n’avions pas encore été concernés par cette globalisation économique des échanges et la rapidité des flux culturels. Il s’agit donc de mettre à jour notre paradigme culturel.
D’autre part, le Maroc n’a pas compris ce qu’est l’économie de la création. Nous n’avons aucune notion de billetterie, par exemple. Les gens ne sont pas prêts à payer pour aller voir un concert, une pièce de théâtre. Cette économie-là reste à penser. Personne n’en a jamais parlé. Aujourd’hui, les acteurs avec lesquels on parle utilisent le mot d’économie et nous, on parle encore de culture ! Le front qui va libérer la problématique culturelle doit parler le langage de ceux qui la bloquent. C’est la connexion entre le monde économique et social et les acteurs du monde artistique et culturel qui va permettre l’émergence d’une économie de la création.
Troisième constat : la notion d’un art officiel ou national est désormais un concept fini. Aujourd’hui l’univers culturel doit réussir à dialoguer avec les outils qui sont face à lui : les théâtres, les salles d’expositions, les galeries. Il faut une réorganisation du schéma d’évolution culturelle. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai appelé mon mouvement Évolution.
Dernier constat et non des moindres, les différents acteurs culturels n’ont pas compris la digitalisation. Le public a aussi raté le coche.
Le site info : Quel devrait être, selon vous, le rôle d’un Ministère de la culture ? Quels devraient en être les priorités ?
Mehdi Hadj Khalifa : Je tiens à dire que les acteurs du Ministère de la culture dans les années précédentes ont fait un travail formidable. Mais aujourd’hui, le ministre se doit de remplir un rôle intégral et régalien dans les mécanismes culturels. Pour que cela se fasse, celui-ci doit être un fin stratège ou un acteur conscient de l’ensemble des dynamiques qui préfabriquent la modélisation du système culturel. Il doit pouvoir mettre en œuvre une stratégie réaliste afin d’approcher au mieux les normes du système culturel.
Le rôle du Ministère de la culture dans les dix prochaines années, au Maroc, est d’être l’architecte de l’économie de la création.
Les priorités sont, à mon sens, celles-ci : tout d’abord, il est urgent de procéder à un état des lieux de l’obsolescence culturelle marocaine sans toutefois générer de déconnexion avec son environnement premier, c’est-à-dire le peuple marocain. La deuxième étape concernera la remise en cause du modèle fiscal global appliqué à l’économie de la création : taxations directes et indirectes, incitation fiscale des entreprises, défiscalisation par acquisition d’œuvres et par la commande, partenariat public-privé pour la mise en place de projets moteurs sont quelques-unes des mesures phares auxquelles je pense.
Troisième étape : l’internationalisation directe et sans concession de la création contemporaine marocaine, aussi bien en Amérique, en Europe qu’en Asie. Mes cent premiers jours en tant qu’acteur premier du Ministère de la culture seront ainsi dédiés à la rencontre des réseaux publics et privés désirant interagir avec la création contemporaine marocaine (musées et fondations, salles de spectacle, maisons d’édition, start-up innovantes dans le domaine culturel). Je veux être l’ambassadeur numéro 1 du meilleur de ce que créent les jeunes Marocains d’aujourd’hui pour demain. Á nous de promouvoir un entreprenariat culturel !
Le site info : N’est-il pas plus opérant de laisser émerger des initiatives locales plutôt que de bâtir une politique culturelle centralisée ?
Mehdi Hadj Khalifa : Tout à fait d’accord avec vous. L’initiative est l’acte le plus fort et lorsqu’il est pensé pour contourner, écraser et éliminer des éléments structurels dont il dépend et qui le limitent, c’est selon moi la meilleure des gestuelles entrepreneuriales qui existe. Avec moi il n’existera pas de politique culturelle. Il existera un secrétariat d’état chargé de l’économie de la création.
Le site info : L’Association Racines a publié une enquête fort intéressante concernant les pratiques culturelles des Marocains. Seules 31 % des personnes interrogées déclarent exercer une activité artistique. Le manque d’infrastructures est sans doute en cause. Quelles seraient vos propositions en la matière ?
Mehdi Hadj Khalifa : Je pense que ce n’est pas seulement une question d’infrastructures. L’association Racines est l’un des acteurs les plus crédibles et les plus pertinents dans le domaine. Cette analyse est réelle mais je pense que la problématique sur l’incitation culturelle se joue avant tout à l’école et en famille.
Cela dit, la question de l’infrastructure n’est pas forcément négligeable. Le Maroc s’est engagé dans un travail de fond qu’ont réalisé sa Majesté le roi Mohammed VI, le directeur de la Bibliothèque Nationale du Royaume à Rabat, Driss Khrouz, et le président de la Fondation Nationale des Musées, Mehdi Qotbi, mais aussi l’ensemble des acteurs et des associations culturelles, des galeries, des producteurs, des diffuseurs, artistes, scénaristes, auteurs qui permettent une offre sans précédent au Maroc.
L’infrastructure est certainement un des meilleurs liants entre cette offre et ceux qui devraient la recevoir. Mais je pense aussi que lorsque l’on veut apprendre, se divertir, s’informer, s’instruire, on y parvient toujours. La déconnexion se joue avant tout sur la question de l’éducation, à l’école et en famille.
Le site info : Les Marocains lisent peu. En moyenne, ils consacreraient une minute à la lecture par an. Des initiatives locales existent comme celles menées par Le Club Conscience Estudiantine ou le Réseau de lecture au Maroc. Comment donner le goût du livre, seule voie d’accès à l’esprit critique et à la pensée ?
Mehdi Hadj Khalifa : La carence en lecture a créé un dysfonctionnement sur le plan des idées au Maroc. Je le vis en tant que chef d’entreprise. Cette problématique peut, en effet, être gérée par un militantisme associatif indépendant des acteurs civils tels que les deux associations citées pour encourager les jeunes gens à lire.
Mais le travail que nous devrons mener se joue surtout sur la génération actuelle – la génération Y adepte des réseaux sociaux et férue des nouvelles technologies du numérique : celle-ci ne veut pas lire mais être lue, elle ne veut pas comprendre mais être comprise. Le choc générationnel qui existe aujourd’hui a créé une problématique intrinsèque entre ceux qui conçoivent et ceux qui reçoivent. Il va donc falloir remettre en cause l’ensemble de l’outil.
Pour être précis, un auteur qui ne pourra pas être édité devra l’être en digital. L’auteur d’aujourd’hui doit digitaliser au maximum ce qu’il conçoit et ce qu’il crée. Dans les années à venir, je pense que nous trouverons un nouveau modèle économique. Aux États-Unis, une enquête a montré que les gens lisaient plus avec internet qu’avant. Le livre vit aussi une révolution : c’est un format mais c’est aussi un simple outil de diffusion, comme l’est le digital.
Le site info : Dans un ouvrage récent : Le livre à l’épreuve – Les failles de la chaîne au Maroc, Kenza Sefrioui plaide pour une politique publique plus offensive en matière éditoriale. Quelles solutions là encore pour que ce secteur se développe ?
Mehdi Hadj Khalifa : Driss Ksikes a organisé les états généraux de la culture. Il a expliqué que l’État devait remplir son rôle. L’État remplit déjà son rôle justement ! Beaucoup d’acteurs reçoivent une aide du Ministère de la culture.
La seule issue culturelle qui soit aujourd’hui, c’est l’entreprenariat. Un artiste au Maroc doit être un entrepreneur créatif. On est dans d’autres modèles. On doit entrer de plain-pied dans le XXIe siècle. Si on commence à parler de politique culturelle, on va créer une culture officielle. C’est la mort annoncée de cet écosystème créatif que nous voyons éclore sous nos yeux. Voulons-nous que nos plus grands artistes continuent de s’exiler en Europe ou voulons-nous les soutenir, là est la question ?
Le site info : Peut-on séparer politique culturelle et politique éducative ? La priorité n’est-elle pas de commencer par sensibiliser les enfants et de les encourager à privilégier une ou plusieurs activités artistiques ?
Mehdi Hadj Khalifa : Non, nous ne pouvons pas séparer les deux. Je ne sais pas ce que veut dire en 2017 une politique culturelle. La politique éducative, par contre, est quelque chose de fondamental. Quand on voit en Corée que les enfants de 4 ans ont autant de cours de dessins que de mathématiques, c’est comme ça qu’on crée une population ingénieuse et polyvalente. Les enfants doivent aussi étudier les codes dès le plus jeune âge, pouvoir créer un site internet, comprendre le digital dans son fond et dans sa forme. La culture de demain va passer par le digital. Si nous voulons créer aujourd’hui l’arsenal nécessaire pour une population vigoureuse et intelligente, sa construction se fera à l’école.
Le site info : Quelles sont vos propositions en matière de décentralisation culturelle ? Les initiatives pullulent dans les grandes villes du Royaume mais cela ne se fait-il pas au détriment de territoires laissés à l’abandon ?
Mehdi Hadj Khalifa : Parlons d’abord de la décentralisation des idées. Il y a une concentration d’idées qui se produit dans une place de marché. La place de marché se définit toute seule : la principale place au Maroc reste Casablanca. La décentralisation de la culture est l’amie de la finalisation de mon projet. Mon projet est aussi de convaincre que le public n’est pas concentré, qu’il se trouve dans divers lieux. Il s’agit de réfléchir à la façon de connecter géographiquement ceux qui créent et ceux qui veulent consommer. Beaucoup reste à faire, en matière de recensement des lieux, de rénovation etc.
Les régions ont aussi une carte à jouer avec des fonds d’accompagnement. Il faut un dialogue public-privé. Les DRAC (Direction Régionale d’Action Culturelle), les FRAC (Fonds Régional d’Art Contemporain) en France ont beaucoup aidé au développement de l’art contemporain français. Il faut des projets hyper qualitatifs qui vont permettre une connexion avec le public, de façon décentralisée.