Économie circulaire : l’écosystème du textile repense ses chutes
Transformer des tonnes de chutes textiles en opportunités économiques est un défi que le Maroc ne peut plus ignorer. Quels leviers faut-il activer pour bâtir un modèle circulaire compétitif et durable ?
La circularité s’impose aujourd’hui comme une réponse nécessaire aux limites physiques de notre modèle économique. À mesure que les ressources s’amenuisent, la gestion des chutes textiles devient un impératif en réponse aux pressions environnementales.
Ces résidus, autrefois considérés comme des déchets, évoluent désormais en ressources valorisables pouvant servir de matières premières dans le processus de recyclage. Transformer ces rebuts en matières premières, c’est non seulement réduire l’empreinte écologique mais aussi ouvrir de nouvelles perspectives industrielles. C’est en substance, la finalité de la journée de réflexion tenue par l’IFC, filiale de la Banque mondiale, le 10 décembre 2024 à Rabat.
Cet atelier a réuni des acteurs institutionnels, industriels et internationaux pour débattre des enjeux liés à la législation, aux normes et à la fiscalité des chutes textiles, tout en explorant les meilleures pratiques de l’économie circulaire. Force est de constater qu’à ce jour, les chutes textiles restent sans réelle valeur marchande, un frein évident à leur valorisation.
Pourtant, pour les industriels et les décideurs, l’objectif est clair : créer de la valeur ajoutée en intégrant pleinement les principes de l’économie circulaire. Une ambition qui nécessite, dans bien des cas, une mobilisation collective pour traiter ces matières générées.
Pour de nombreux opérateurs, le cadre réglementaire, bien que structurant, présente encore des lacunes face à ces enjeux. La loi 28.00, par exemple, fixe des règles en matière de gestion des déchets mais peine à offrir un dispositif adapté aux spécificités des chutes textiles. Les acteurs du secteur soulignent la complexité du régime fiscal appliqué à ces matières, où les exonérations et classifications douanières avancent à un rythme jugé trop lent. La convergence avec les standards européens, notamment ceux du Green Deal, pourrait non seulement clarifier ce cadre mais aussi renforcer la compétitivité internationale de l’écosystème.
«La transition circulaire offre une opportunité de créer un modèle compétitif aligné sur les standards internationaux tout en réduisant les impacts environnementaux», souligne Jean-François Moret, chargé de programmes à la délégation de l’UE au Maroc.
Chaque année, des milliers de tonnes de chutes textiles sont générées au Maroc, souvent incinérées ou enfouies faute d’un système optimisé de collecte et de valorisation. Pourtant, certaines initiatives s’avèrent prometteuses.
Le projet Textile Circularity Exchange (TCE), soutenu par des partenaires comme l’IFC et Inditex, se concentre exclusivement sur la promotion de la valorisation des chutes textiles issues des départements «Coupe» des usines de fabrication.
Ces résidus, dits «post-industriels», sont au cœur de ce projet visant à établir un modèle de collecte efficace, articulé autour de la traçabilité et du recyclage. Felix Poza Pena, Deputy Chief Sustainability Officer d’Inditex, résume cet enjeu en insistant sur le fait que «l’avenir du secteur dépend de la capacité à s’adapter à l’économie circulaire», et qu’il serait pertinent d’entraîner les différentes parties prenantes dans cette mouvance pour assurer une traçabilité complète et profiter des solutions de récupération efficaces.
Passeport digital
La question de la traçabilité reste cependant un défi majeur. Garantir que chaque matière collectée trouve une seconde vie dans la chaîne industrielle exige des investissements significatifs et une coopération accrue entre les collecteurs, les manufacturiers et les institutions publiques.
«Les chutes sont en majorité de la fast fashion», affirme un expert du secteur, illustrant ainsi l’importance de mieux encadrer cette dynamique. Inditex, par exemple, s’engage à mettre à disposition ses outils et son expertise pour assurer une traçabilité complète, conforme aux standards européens les plus stricts.
«La circularité offre des perspectives d’investissement significatives, notamment dans des domaines tels que le recyclage. C’est une chance unique pour le Maroc de renforcer sa position en tant qu’acteur clé de l’industrie textile et de l’habillement, tout en consolidant le partenariat avec l’Union européenne. Ce cadre de collaboration représente un levier stratégique pour concrétiser notre transition vers un modèle plus durable et compétitif» a déclaré Fayçal El Ahmadi, président du pôle Textile Technique au sein de l’AMITH. L’organisation professionnelle prévoit en ce sens de lancer prochainement un passeport digital. Ce dispositif, pensé pour accompagner les acteurs du secteur, permettra de garantir une «traçabilité intégrale des produits textiles, de la filature jusqu’en bout de chaîne».
«Aujourd’hui, il est question d’un passeport de produit qui offrira la possibilité de renseigner sur la composition d’un article, son empreinte carbone et, à terme, toutes les informations nécessaires pour le recycler dans les meilleures conditions, en privilégiant le chemin le plus adéquat et à un coût compétitif», developpe Omar Cherkaoui, directeur du centre R&D de l’Esith.
En ligne avec les exigences croissantes en matière de durabilité, cette initiative vise à renforcer la transparence tout en s’alignant sur les standards internationaux. Au-delà des défis techniques et réglementaires, cette transition représente une opportunité économique à saisir. En valorisant les déchets textiles, le Maroc peut répondre à la demande croissante de ses partenaires européens pour des produits à faible empreinte carbone.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes: les marchés espagnol, français et allemand figurent parmi les plus exigeants, mais aussi les plus dynamiques en matière de durabilité. Renforcer les capacités locales de transformation pourrait ainsi non seulement répondre à ces attentes mais également attirer de nouveaux investisseurs. Ce sont là les prémices d’une réforme majeure en gestation.
La réforme ne pourra toutefois se faire sans aborder le chantier de la législation et de la fiscalité, préalable indispensable à toute transformation. La journée d’échanges à Rabat a illustré un potentiel immense mais encore sous-exploité. Les discussions ont fait émerger une évidence : la transition circulaire dans le textile marocain exige une mobilisation collective. Public et privé doivent travailler de concert pour bâtir un modèle industriel à la fois durable et compétitif.
Dans un monde où les ressources se raréfient, l’innovation devient la condition de survie des modèles économiques. Le Maroc, en misant sur cette dynamique, pourrait non seulement répondre aux exigences locales mais aussi poser les jalons d’une référence régionale en économie circulaire.
Felix Poza Pena
Deputy Chief Sustainability Officer d’Inditex
«La circularité est essentielle pour parvenir à un nouveau modèle de production dans l’économie
mondiale. Pour cela, notre priorité commence par la gestion correcte des déchets, depuis leur collecte et
leur classification pour faciliter leur réutilisation ou leur recyclage pour les transformer en nouveaux produits. C’est pourquoi nous pensons qu’il est essentiel de comprendre que les déchets sont une ressource précieuse, une matière première qui, si elle est bien gérée, peut réduire l’exploitation des ressources vierges, réduisant ainsi l’impact des activités d’extraction sur les personnes et la planète».
Cristina Navarrete Moreno
Senior Operations Officer-IFC
«Le secteur textile suscite déjà un vif intérêt, tant du côté des acteurs privés que des institutions publiques pour avancer sur la question de la circularité. Toutefois, deux volets s’imposent en priorité: examiner en profondeur le cadre législatif actuel et les mesures d’accompagnement proposées par le gouvernement et renforcer le dialogue entre le public et le privé pour définir les priorités et engager rapidement des actions concrètes».
Rachid Bahi
Chef de division textile, ministère de l’Industrie et du Commerce
«Plusieurs initiatives sont en cours pour structurer des écosystèmes de recyclage au sein du secteur textile, avec pour objectif de traiter les déchets, de les valoriser et de les réexporter vers les marchés traditionnels marocains. Cela passe par un ensemble de mesures, notamment sur les volets législatif, réglementaire et normatif».
“Fruit of the loom”, un cas d’école pour la sobriété industrielle
La marque emblématique du prêt-à-porter américain témoigne de l’évolution continue des grands donneurs d’ordres du textile vers une production plus responsable. Présente au Maroc, l’entreprise a réduit sa consommation d’eau de 11,3% en 2024, économisant 41,6 millions de litres.
Ce cas d’école met en lumière l’importance de la traçabilité et de la conformité aux standards internationaux pour allier performance industrielle et respect des ressources. Une initiative qui s’inscrit dans les prémices d’une économie circulaire pour le secteur.
Déchets textiles : les règles fluctuantes des régimes douaniers
Les régimes douaniers ATPA et Export simple, au cœur du modèle textile marocain, imposent des règles complexes sur la gestion des déchets textiles. Dans un régime ATPA avec paiement, le fabricant détient la propriété des intrants et des déchets, soumis à la réglementation douanière (articles 113 et 114).
À l’inverse, sous ATPA sans paiement, les intrants appartiennent à la marque ou à une plateforme de sourcing, et les déchets peuvent être réexportés, abandonnés ou détruits.
En Export simple, les intrants locaux confèrent une pleine propriété au fabricant, offrant une plus grande souplesse pour l’utilisation des déchets sur le marché local. Ces subtilités réglementaires reflètent les défis d’un secteur en quête de clarté pour s’inscrire dans une dynamique circulaire.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO