Chroniques

Le temps zéro 

Par Anouar Zyne, Politicien et entrepreneur

 Ce qui devait arriver arriva : dans le brouhaha de la tension, la confrontation, la violence verbale, la violence physique, l’intolérance, la peur, la haine, les grèves, les marches, les interdictions, la bastonnade, la menace…
Fatiha, vendeuse ambulante, dans un quartier pauvre à Kénitra, «s’immole» par le feu et décède des suites de ses blessures. Dieu ait son âme. Elle laisse derrière elle une fille orpheline, pour qui elle affrontait, depuis le décès du père de la famille, chaque jour, les incivilités et autres provocations, voire agressions, des agents de l’autorité. La vidéo, terrible, qui authentifie son passage à l’acte, est d’une effroyable cruauté : dans le désintérêt total, en face de ce qui semble être le siège d’une annexe administrative, seul un brave adolescent tente de la sauver. Fatiha, silencieuse, est en flamme. C’est le temps zéro, quelque chose en sera en feu…
Bien que le simplisme consistant à faire le parallèle avec la Tunisie ne soit pas totalement faux, il ne s’agit pas simplement que de cela. Pour rappel, en 2011, un jeune marchand ambulant, Mohamed El Bouazizi, de son vrai nom Tarik El Bouazizi (confidence de Gilles Keppel) «s’immole» par le feu, suite à un acte arbitraire et dégradant d’une policière, et donne naissance à ce qui est reconnu comme le «printemps arabe». Il s’agit d’une colère réelle qui monte, qui monte, qui monte… et que seule une myopie aigue peut empêcher de constater.
C’est une colère contre personne. C’est une colère contre tout, contre tous. Pourtant, la loupe de l’analyse démographique (notamment les travaux d’Emmanuel Todd, premier à avoir prévu des tensions dans le monde arabe) permet aisément de voir le bout de l’entonnoir: des millions de jeunes, de moins jeunes, doivent traverser un tout petit «couloir social», l’ascenseur étant en panne depuis bien des années. Sous la précarité, le désespoir, le chômage, l’handicap, la détresse, il n’y aura, arithmétiquement, pas de places pour tout le monde, du moins, pas tout de suite. Jamais le Maroc n’a eu autant de jeunes parmi sa population, jamais il n’en aura autant.
Le prolongement de l’espérance de vie crée une toute autre forme de besoins, insatisfaits, donc de frustrations, devant l’hôpital, le guichet bancaire, l’agence de la caisse de retraite, le centre de soins, la caisse du supermarché… Dans tout cela, l’étincelle est lancée : un corps en feu, telle une torche à minuit, et une prise de conscience collective, au même moment, de la «Hogra»… C’est cette même «Hogra» qu’ont ressentie les enseignants stagiaires, les étudiants médecins, les amis de Abderrahmane, le jeune qui décroche la chaussée à Safi, les amis de Amina Filali, mariée par la force de la loi à son violeur et morte, suicidée, à son tour…
Cette même «Hogra» que ressentent aujourd’hui les amis de «Khaoula» face à «Boutazout», les Ultras face aux autorités, les libraires et autres entrepreneurs face à l’Etat mauvais payeur. C’est la «Hogra» de la loi pour les uns et pas pour les autres: La loi qui ne s’applique pas à tous ne mérite pas d’être respectée. Les «signaux faibles» ne trompent jamais… Il est, raisonnablement, temps de se rendre à l’évidence : les prochains jours, semaines, mois ou, au pire, années, seront difficiles. Ce n’est ni du pessimisme, ni du catastrophisme, ni du fatalisme : c’est du réalisme. En prendre conscience, c’est déjà se préparer aux turbulences. Les acquis du pays, réels, seront tous nécessaires, et toutes les forces vives de la nation, devront s’unir.
Le Maroc s’en sortira, en actionnant réellement le «changement possible». La mort de Fatiha n’est pas le problème de tous, c’est le problème de chacun. Face au choc, la nation a les moyens de résister, mais aura besoin de l’atout majeur : l’amour, le vrai, le sincère, le grand. Résistance, à la fin, l’amour vaincra.


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