Le Souk des Arts: une autre manière de « vivre-ensemble » à Marrakech
Par Jalil Bennani
Il est des manifestations dont Marrakech a le secret. C’est le cas du « Souk des Arts » qui organisait cette année sa 4e édition sur le thème de la « migration et du vivre-ensemble ». Elle synthétisait une année de travaux des ateliers d’enfants de différentes institutions avec leurs éducateurs. Moment de rencontres entre tous les acteurs et de partage avec le public.
Organisée par la Fondation Janelly et Jean-René Fourtou, en partenariat avec l’Institut français de Marrakech, cette journée du 29 octobre 2016 clôturait un cycle de formation des éducateurs. Rappelons que la Fondation Fourtou œuvre sous l’égide de l’Institut de France dans plusieurs centres de la région Marrakech-Al Haouz, tout particulièrement dans le domaine humanitaire et culturel. Elle est impliquée dans plusieurs centres : Dar Tifl, orphelinat de jour et de nuit ; Malaika, centre de jour pour les enfants trisomiques ;Fiers et Forts, centre d’accueil de jour et de nuit pour les enfants des rues ; Trait d’union, centre de jour pour enfants autistes, enfants IMC, trisomiques et retard mental léger.
Une démarche originale
Pour Nicole Merhi, directrice de la Fondation :« Notre objectif est d’aider les éducateurs à mieux prendre en charge les enfants et de travailler de manière plus globale pour que l’enfant soit pris en charge au niveau mental, émotionnel, créatif, éducatif, thérapeutique. Pour cela, nous utilisons l’art comme médiation. »
Les éducateurs mènent une démarche originale basée sur la créativité et un regard différent sur l’apprentissage pour tous les enfants. Les ateliers utilisent l’art plastique, le théâtre et la musique dans les différentes institutions. Ils visent à développer l’estime de soi, la coopération. La pédagogie repose sur une vision holistique basée sur une philosophie anglosaxone des 3 H comme modèle de transformation de l’apprentissage : Head, Heart, Hand. La méthode associe les domaines cognitif, affectif et psychomoteur. Des ponts sont recherchés entre théorie et pratique incluant la prise en compte des concepts, du terrain et l’analyse des pratiques. « Il faut toutefois pouvoir être dans le cœur mais aussi savoir ce qu’on fait. Il faut que tous ces mécanismes travaillent ensemble de manière harmonieuse », souligne Nicole Merhi.
Cette originalité est aussi relevée par Catherine Guillemot, formatrice auprès d’enseignants du français : « L’idée est d’apporter une approche différente du cours de français, donc c’est une approche à travers les disciplines artistiques et aussi à travers le jeu… Apprendre le français pas uniquement pour faire plaisir au maître, mais parce qu’on y trouve individuellement quelque chose, je me raconte ou je raconte quelque chose de ma vie… Le maître n’est pas le centre du savoir mais il doit se passer beaucoup de choses entre les jeunes. »
La foule est nombreuse cet après-midi. Je visite les ateliers dans les jardins de l’Institut français parmi enfants, éducateurs, familles et public.
En chemin, je rencontre Christophe Pomez, directeur de l’Institut français de Marrakech, très affairé entre les différents stands. Nouvellement affecté dans la ville ocre, il me livre son point de vue : « Ce que je trouve vraiment intéressant dans une manifestation comme celle-là, c’est qu’on fasse le lien entre les enfants, leur rapport à l’activité artistique et qu’en même temps le public vienne rencontrer et partager cette culture… Je trouve cela pertinent parce que quand on travaille sur l’éducation, sur l’accompagnement des enfants, la construction de son identité culturelle, ça passe par l’artistique, ça passe par la culture. »Sillonnant les espaces, il en apprécie le décloisonnement et la diversité du public.On passe en effet de la poterie à la musique, à l’art plastique, à l’écriture, au cinéma…
Une professionnalisation des institutions
Mostafa Ettajani, psychologue et psychanalyste consultant, accompagne quatre institutions en fonction de leur structuration et de leur évolution. Elles prennent en charge des enfants handicapés, autistes, trisomiques, infirmes moteurs cérébraux et ceux qui présentent un retard mental léger.
D’autres œuvrent dans l’accompagnement des enfants en difficulté sociale, orphelins ou enfants de la rue. « L’accompagnement diffère d’une institution à l’autre, en fonction du diagnostic posé au préalable et des besoins qui se présentent pour amener les éducateurs et les institutions à professionnaliser davantage leur métier », précise Mostafa Ettajani.
Véritable trait d’union entre les institutions, ce professionnel averti les aide d’abord à identifier leurs attentes, puis à se structurer pour élaborer un projet. Celui-ci passe par l’espace d’analyse de pratiques : « Espace légitime pour faire réfléchir les éducateurs au quotidien de leurs pratiques, confrontés parfois à des situations extrêmement douloureuses. À partir de cet espace, je réfléchis à l’organisation des structures et au repositionnement humain dans des situations de travail donné ». Travail complexe : créer des espaces où es équipessont confrontées à l’éducatif et au thérapeutique, avec des éducateurs, des psychomotriciens, des orthophonistes. « On sait que toutes ces institutions sont créées par la bonne volonté de parents d’enfants en situation de handicap.Il faut donc les aider au recrutement et à la formation d’éducateurs spécialisés », souligne Mostafa Ettajani. La formation des éducateurs se fait à partir des activités artistiques comme espaces de créativité, d’imagination, d’éducation, permettant d’entrer en relation avec les enfants.
Pour Marie Fouillent, éducatrice et coordinatrice pédagogique de la Fondation : « Cette journée est un visuel, une image à un moment donné d’une situation où sont arrivés les éducateurs au niveau de leur formation. Pour les enfants aussi c’est le moment de montrer et d’être dans un environnement où ils peuvent s’exprimer et se mettre en valeur, montrer leurs capacités et être encouragés par un public extérieur. Être en contact, ce qui est une étape de socialisation, avec d’autres institutions, avec d’autres cadres comme l’Institut français, l’école de cinéma… »
Je rencontre Janelly et Jean-René Fourtou, les fondateurs, venus rendre hommage aux équipes de formation. Photo de famille avec tous les représentants des institutions. La visite se poursuit avec eux.
Mohammed Machti et Gayton Broudic sont très enjoués, prolixes et enthousiastes en parlant de leur travail. Formateurs en théâtre, ils se mettent en scène, l’un parlant de ce que fait l’autre ! Leur but est d’amener les éducateurs à travailler sur la problématique du théâtre-médiation avec des objectifs précis, suivant une structure bien définie pour aider ces enfants à dépasser leurs difficultés :« Nous avons formé un certain nombre d’éducateurs à mener à bien un atelier théâtre avec la structure normale qu’on connaît déjà, c’est à dire travailler sur la concentration, la respiration, les mouvements, avec des objectifs précis : être bien dans son corps, former sa personnalité, prendre la parole en public et ensuite travailler sur des petites scènes, ce qui aide énormément les enfants. »
Le travail avec les enfants trisomiques est tout à fait admirable ! Devant un public de deux cent personnes, ces enfants ont montré de manière magistrale une maîtrise du corps, un travail de prononciation, un rapport à l’autre remarquable.
Pour Gayton Broudic : « On est très proche du théâtre-forum, le théâtre de l’opprimé. On est là avec des faits sociaux, des conflits, et on essaie de les résoudre par ce biais là ; on dépasse le côté spectacle pour aller dans la résolution des problèmes… »C’est toute l’histoire du théâtre ! Et les formateurs ne cessent de se poser les questions : « À quoi ça sert ? Que fait-on là ? » Les réponses résident dans l’évolution favorable des enfants au niveau de leur personnalité, de leur développement, de leur contact avec les autres. Ils ajoutent : « Il faut qu’ils s’amusent avec ça. Les bénéficiaires ce sont d’abord les enfants, mais nous essayons de transmettre aux éducateurs le créatif et pas seulement l’éducatif, sinon on serait dans un format trop scolaire. Nous voulons sortir de ce qui est trop formel et le théâtre permet ce jeu, la mise en espace des corps, des émotions… L’imaginaire, le plaisir : en tant que comédiens, c’est quelque chose que nous transmettons régulièrement dans la mise en scène. »
Chloé Champion, réalisatrice de documentaires,a réalisé un atelier vidéo et audio avec les jeunes de Dar Tifl dans le cadre du « projet Insertion » qui consiste à initier les jeunes aux métiers de l’audiovisuel. Cet atelier a été animé par les enfants de Dar Tifl pour les enfants participants dans le Souk des arts:« Le thème de la journée étant la migration et le dépaysement, nous nous sommes dits que la meilleure façon de faire voyager les gens sans qu’ils bougent, c’est de travailler sur l’incrustation, c’est à dire qu’on a mis un décor tout noir, neutre, et en fait le noir correspondait à du transparent. Ensuite nous avons filmé avec une caméra et grâce à un ordinateur le fond noir s’est transformé en sous-marin, en cockpit de vaisseau spatial et évidemment en ciel avec des nuages qui défilaient. »
Victimes de leur succès, leur atelier affichait comble avec une file d’attente. Le but était d’autonomiser les enfants dans une situation de « direct-live ».« On les a mis en situation d’autonomie et surtout de travail d’équipe. Il y avait des jeunes qui devaient gérer la vidéo, d’autres qui devaient gérer le son et en plus faire participer les spectateurs les plus jeunes. Le but consistait surtout à ce qu’ils se rendent compte qu’ils avaient un savoir technique… » précise Chloé Champion.
Pourquoi un tel attrait, un tel engouement pour l’image par les enfants ? « L’image est quelque chose de directement accessible. Tout de suite, on se rend compte de ce qui se passe, tout de suite on peut s’amuser. Le son, c’est quelque chose de plus compliqué à acquérir. Je pense que l’engouement vient du fait de se voir soi-même et surtout de se voir dans un écran. Je pense que c’est plus l’objet télévision, « je passe à la télévision » plutôt que l’image en soi. », conclut Chloé Champion.
Les enfants étaient pris au jeu, s’amusaient. Le publié enjoué. Les éducateurs et formateurs fiers de leurs résultats. La réussite de cette manifestation était manifeste !
Le Souk des Arts, c’est le moment de l’année où tout le monde peut voir ce qui se fait. C’est également une façon de valoriser les enfants, les éducateurs, l’institution et tous les intervenants.Passage festif ouvert au grand public mais aussi aux institutionnels : les parents peuvent prendre part aux ateliers d’art plastique, au théâtre, à la musique et les intégrer dans leur parcours.
Espaces créés par des bonnes volontés, la dimension affective est très présente dans les relations avec les enfants. Les éducateurs et formateurs montrent une grande empathie et une implication affective directe au sein des institutions. Mais les choses n’en restent pas là sinon ce serait de simples institutions charitables. Les équipes pluridisciplinaires travaillent en vue de professionnaliser les prises en charge set offrir une autonomie croissante aux éducateurs et aux enfants.
Ces enfants, nés souvent dans des conditions traumatiques, abandonnés, malades ou démunis, ont trouvé des individus, des équipes, des institutions qui leur donnent une nouvelle chance de pouvoir exister et d’évoluer dignement dans la société. J’ai pu voir des enfants rire, jouer, chanter, manifester de la joie quand leur visage exprime un passé de souffrance et de difficultés à vivre… L’émotion et le bonheur de les sentir ainsi ne peut que forcer l’admiration vis-à-vis de ceux qui les soutiennent et les accompagnent quotidiennement, des années durant. Belle leçon du « vivre-ensemble » !
Quand les mots manquent, quand les moyens d’expression font défaut, quand les conditions de vie retardent l’apprentissage, le développement, l’éducation, il est des gestes, des activités et des jeux pour redonner vie aux mots. Des mots qui se réinventent et qui font signe à la vie.