Chronique littéraire: Parle-leur de révolutions, d’amour et de sang
Tanger, détroit de Gibraltar. A la croisée des continents et des civilisations. Pour ce roman précédant Boussole, prix Goncourt 2016, Mathias Enard choisit cet entre-deux pour ancrer la trame d’un récit initiatique toujours avorté. Lakhdar est originaire de Tanger. Des tombeaux phéniciens, il rêve de l’Europe aux anciens parapets. Comme Candide est chassé du meilleur des mondes pour avoir embrassé mademoiselle Cunégonde, Lakhdar est renié par son père, l’ayant surpris, enlacé, avec sa cousine Meryem. Débute alors un long exil de son foyer natal qui le conduira dans les bas-fonds de Tanger puis dans ceux d’Algésiras et de Barcelone, en plein cœur de l’insurrection citoyenne des indignés. Les espaces que traverse Lakhdar sont à feu et à sang. Les soubresauts révolutionnaires de pays européens exsangues côtoient les élans libertaires de pays arabes où les aspirations démocratiques flirtent avec les paranoïas les plus liberticides.
Mathias Enard dépeint l’agonie incontrôlable d’un temps historique devenu planétaire. La mondialisation des échanges est un leurre et le réel contre lequel se cognent les rêves s’étreint brutalement. Aux promesses d’un monde meilleur se substitue la dérive d’une planète devenue folle. Lakhdar, fataliste et rêveur, rencontre des intégristes intégrés, une étudiante déboussolée dont il tombe amoureux, des exploiteurs sans vergogne. Il retrouvera, pour le pire, son ami tangerois, Bassam, fantôme errant et loup solitaire qui l’entraînera dans le plus cruel des dilemmes. De Judit à Bassam, en passant par Cruz, croque-mort opportuniste tirant profit du commerce des cadavres ayant échoué sur un radeau de fortune, chaque personnage du roman évolue dans un univers sclérosé d’où l’on ne s’évade pas.
Plus proche du conte que de la chronique de tragédies ordinaires, le roman frappe par le diagnostic qu’il nous livre d’une uniformisation de la pulsion destructrice. Les hommes n’en finiront pas avec la violence mimétique des rapports de force, avec la peste de la domination et d’un esprit de vengeance qui rassemble pêle-mêle les indignés espagnols, les révolutionnaires maghrébins, égyptiens, libyens ou syriens, ainsi que les plus effrayants des extrémistes islamistes. Face à une volonté de puissance devenue exponentielle, les livres et la prison dorée dans laquelle ils permettent encore de se réfugier, sont un moindre recours. Porte ouverte pour fuir la misère du monde. Du grand explorateur musulman Ibn Batouta à Casanova dont la présence se dissémine tout au long du récit, s’affirme la possibilité ténue d’accéder, par la fugue en avant, au royaume apaisé de l’exil intérieur. C’est en se débarrassant des oripeaux identitaires, nationalistes ou religieux, que Lakhdar retrouve la beauté de son paradis intérieur, qui se confond avec l’imagination, socle de toute lecture.
Olivier Rachet
Mathias Enard, Rue des Voleurs, Editions Actes Sud, 2012