Chroniques

De quelle Justice parler, en vérité?

Par Lamia Berrada, romancière et écrivaine

Justice ? De quelle justice parler, en vérité ? De la justice de la Vox Populi, puisque certains s’octroient le droit de faire justice eux-mêmes, armés jusqu’aux dents de fanatisme et de bêtise, sans raison, sans argument, juste par haine de l’autre et de sa différence, en croyant pouvoir se cacher odieusement derrière de prétendus motifs de moralité religieuse ? De la justice des tribunaux ? Celle qui vous envoie en prison les victimes d’un passage à tabac en règle, coupables “d’actes contre-nature” au regard de la loi, alors que les agresseurs qui se ont fait intrusion chez eux les armes à la main bénéficient d’une étrange impunité ? (Quatre mois de prison ferme pour les uns, deux mois pour les second.)

“Si l’homme échoue à concilier la justice et la liberté, alors il échoue à tout”, disait Camus. Allons nous continuer d’échouer longtemps ainsi ? S’il n’est plus possible de faire valoir le droit au respect sacré de la vie privée, de l’intimité, du “chez-soi,” si la dictature des moeurs s’affranchit des fondements basiques de l’éthique au nom d’une morale qui broie l’humain, de quelle justice parler ? De l’idéal philosophique, de la norme sociale, de l’institution qui la sert, ou de l’incapacité à pouvoir tenir ensemble ses trois acceptions ?  Si la racine du mot flirte avec le verbe “jurare” – “jurer”- qui désigne une parole sacrée proclamée à haute voix, tandis que le mot “juge”, lui, renvoie au latin “judex” -“celui qui montre”- que nous montre la voix/voie des juges dans l’affaire de Béni Mellal quand à ceux qui font justice, on se sent sommés de demander justice ?

Les associations de la société civile ne s’y trompent pas, en ayant exigé la libération de la victime arrêtée, l’ouverture d’une enquête, la condamnation ferme des agresseurs, et au-delà, l’abrogation de l’article 489 du code pénal qui criminalise “les actes licencieux ou contre nature avec un individu du même sexe”, punissables d’une peine de 6 mois à 3 ans d’emprisonnement et d’une amende de 120 à 1 200 dirhams.

Aux juges, on aimerait rappeler l’esprit de la justice de Salomon, en lien avec la justice d’Antigone, celle qui, en opposant les “lois non écrites” de la conscience aux lois écrites de la Cité a permis de rappeler que nous demeurons hommes, en assumant la responsabilité de nos choix… Triste, de constater ainsi que c’est en parallèle de la réforme du Code Pénal que la vraie réforme du Code se mène, au Maroc. Sur les réseaux sociaux et à coups d’indignations répétées, au gré des tragédies que les faits divers révèlent à la lumière du jour. Pour répondre aux manifestations haineuses ou rétrogrades de certaines voix, reste alors le devoir de faire entendre un cri d’humanité et de raison. Hier, à propos du suicide d’Amina Filali, pour en finir avec des années de honte et de larmes versées sur le compte de l’alinéa 2 de l’article 475, qui autorisait un violeur à épouser sa victime avec la bénédiction de la famille, aux yeux de laquelle la tache du déshonneur de la défloration était à effacer à n’importe quel prix. Aujourd’hui, avec les agressions répétées contre les homosexuels dont la dernière en date se trouve être le tragique événement de Beni Mellal du 9 mars dernier, dont le procès est reporté au 4 avril.

Mais faudrait-il oublier pour autant ce qui se joue de tragique dans le silence assourdissant des assemblées parlementaires, où nos élus refusent sans vergogne, par exemple, d’adopter le projet de loi 19.12 permettant de réglementer et de défendre les conditions de travail des travailleurs de maison, en fixant notamment leur embauche à l’âge de 18 ans minimum ? Un projet pourtant largement plébiscité par les politiques en mai 2013, quelques semaines seulement après le “meurtre” effroyable, à Agadir, d’une petite bonne d’à peine 14 ans, sauvagement assassinée par ses employeurs…

A peine en passe d’être voté, le projet de loi 103.13 contre les violences faites aux femmes, discuté depuis 2013 et enfin adopté par le Parlement ce 17 mars, après une bataille de projets de lois successivement déposés depuis 2006… Un combat qui aura tout de même duré 10 ans. Une antienne brandie de temps à autres pour apaiser le concert des revendications des associations féministes, le 8 mars de chaque année, et qui demeure tatouée des voix silencieuses du cortège de femmes marocaines maltraitées toutes ces années, sans pouvoir demander qu’on leur rende justice…

S’il est un Etat de droit, il ne saurait exister sans un pouvoir législatif qui, avant de laisser la Justice en découdre avec l’application et l’interprétation du corpus législatif, s’acquitte du devoir de créer un arsenal de lois destinés à promouvoir activement la justice sociale. Il ne saurait exister sans une société qui en a fini avec la violence primitive que l’on exerce arbitrairement sur les autres pour assouvir ses propres frustrations. Qu’elle se rende donc apte à reconnaître les libertés individuelles . Qu’elle revendique que oui, le droit est affaire de justice, aussi banal que cela puisse paraître. Mais qu’il va lui falloir la rendre en conscience, en se passant de la vertu des justiciers, ou de juges déguisés en justiciers, pour réussir à relever le vrai défi que cela engage : concilier la justice et la liberté, indissociable de la défense des droits fondamentaux de l’individu, pour l’inscrire enfin comme bien politique, dans l’ADN d’un état de droit…

N’est-ce pas à cela, que la vraie Justice se mesure ? Au devoir de protéger, par la loi, le citoyen de l’abus de pouvoir des plus forts ? Que dire alors de l’article 496, qui précise que cacher “une femme mariée qui se dérobe à l’autorité à laquelle elle est légalement soumise” est passible d’une peine d’une à cinq années d’emprisonnement et d’une amende, qu’elle soit ou non victime de violence conjugale ? Sous-entendant que les centres accueillant des femmes fuyant la violence domestique pourraient être sanctionnés par la justice, puisque leur rôle implique que les femmes sont susceptibles d’être soustraites à l’autorité de quelqu’un d’autre ? Autre pendant essentiel, le devoir de respecter la liberté d’un individu en le reconnaissant seul responsable de ses choix de vie intime, de son droit  légitime à l’amour et au désir…

Car au vieux fantasme de “débauche” brandi par les pensées conservatrices, on rétorquera qu’en réalité ce sont bien là les seuls barrages naturels contre les perversions nées de l’accumulation de frustrations. Et dans ce cas comment ne pas incriminer la violence de lois telle que l’article 490 ? Où les relations sexuelles consenties entre personnes adultes consentantes mais non unies par les liens du mariage sont jugées comme une infraction, punissable d’une peine d’un mois à un an d’emprisonnement ? De quelle Justice parler, en vérité, lorsqu’on réalise que, plutôt que de s’appliquer à condamner la réelle violence qui s’exerce, elle s’obstine à perpétrer certaines absurdités qui nous font réellement violence ?


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