Vers un gouvernement de large coalition ou un scénario à l’Espagnole? (analyse)
Par Taoufik Jdidi
Le temps des spéculations, des surenchères, des coups bas et des manœuvres politiciennes est fini. Le Maroc s’est réveillé aujourd’hui, après une longue nuit agitée, pour se retrouver face à lui-même. Les Marocains découvrent petit à petit les résultats qu’ils ont contribué, directement, à façonner par leur vote ou par leur abstention.
Un chiffre semble se dégager de tout le lot. C’est le taux de participation qui est de l’ordre de 43%. Ce chiffre est plus que déterminant pour tout le reste. C’est lui a conditionné le déroulement de l’opération électorale, dans son ensemble, et fait dégager le positionnement sur l’échiquier politique qui se présente aujourd’hui. Les résultats des uns et des autres dépendent directement de ce taux, qui est, il faut le dire, en deça de ce qu’espérait la classe politique. Ceci veut dire que ce sont 57% des électeurs inscrits, qui ne se sont pas déplacés aux bureaux de vote.
Dans les démocraties modernes, les taux de participation qui sont jugés corrects avoisinent les 60%. Au Maroc, ce taux devrait faire réfléchir les autorités sur l’opportunité de désigner un jour ouvrable comme le vendredi, pour organiser des élections. Il n’y a aucune symbolique particulière à retenir de ce choix erroné, puisqu’il empêche un bon nombre de citoyens de remplir leur devoir national, surtout ceux qui sont liés aux sphères de production, notamment dans les entreprises publiques ou privées. Faire le choix d’un jour de repos comme le dimanche, permettrait d’augmenter sensiblement, a priori, ce taux, pour le rapprocher des seuils tolérables de 55 voire 60%.
Bien entendu, les irréductibles abstentionnistes sont légion et leur fâcheuse tendance à rejeter toutes les offres démocratiques s’appuie beaucoup plus sur des considérations subjectives, comme c’est le cas de certaines fractions de gauche ou de mouvements religieux conservateurs, en plus d’un nombre de Marocains que la politique, telle qu’elle est pratiquée en amont comme en aval, n’attire plus.
Mais quel aurait été le résultat de ce scrutin, si l’abstention n’avait pas été aussi forte, sachant que le PJD a fait le plein de ses voix ?
Sur les 16 millions d’inscrits sur les listes électorales, seuls quelque 7 millions se sont exprimés. Leurs voix ont donné la première place au parti de la justice et du développement, suivi de près par le PAM. Ces deux formations dépassent largement les autres partis, notamment l’Istiqlal, le RNI, l’USFP, l’UC et le Mouvement populaire, qui enregistraient jusqu’ici de meilleures performances. Ce résultat confirme déjà l’émergence d’une bipolarité tant décriée par des partis historiques comme l’Istiqlal et l’USFP. En effet, avec un grand écart, le PJD et le PAM recueillent, à eux seuls, plus de la moitié des voix des électeurs et remportent plus de la moitié des sièges du parlement. Mais, les grands perdants dans cette affaire, hormis le parti qui a conduit le gouvernement, ce sont les partis de la coalition gouvernementale, notamment, le RNI, le MP et surtout le PPS, qui a enregistré son plus mauvais score depuis les élections de 1997. Ce dernier avait tellement basé ses pronostics sur un éventuel appui de son principal allié, le PJD, mais il semble que chacun essaie de défendre sa propre chapelle.
Les scores de ces formations, leur donneront à réfléchir longtemps, avant de prendre une décision concernant leur éventuelle participation à un deuxième gouvernement Benkirane. La question ne se pose pas au PPS, qui a déjà proclamé son allégeance au PJD quelles que soient les circonstances. Cependant, avec un nombre de députés très insuffisant, Nabil Benabdallah, ne pourra pas négocier un nombre de portefeuilles équivalent à ceux qu’il détenait dans le gouvernement.
Et à propos des prochaines alliances, il s’agit d’une équation à plusieurs inconnues. D’abord, tout dépendra de la personnalité que choisira le Roi pour entamer les négociations pour la formation du gouvernement. Si Benkirane est reconduit, beaucoup de paramètres vont entrer en jeu. Tout le monde sait que le tempérament du leader du PJD a été la base de mésententes multiples avec les autres chefs des partis, notamment Mezouar et Chabat. Or, le choix d’une autre personnalité, pourrait éventuellement atténuer les tensions personnelles avec les adversaires et rivaux politiques. Mais, dans ce cas, quelle serait la réaction du PJD , qui est attaché à la reconduite de son leader, sachant que la constitution ne prévoit pas la nomination obligatoire du chef du parti arrivé en première position. Sur cette question, il y aura certainement des tractations avec l’entourage royal, puisque Benkirane n’est pas prêt de lâcher prise, d’autant plus qu’il est auréolé par son excellente performance et surtout très satisfait d’avoir vaincu les symboles du Tahakkoum. Mais, Benkirane, en fin « manœuvrier » politique, devra céder en fin de compte, mais non sans avoir monté les enchères, car l’essentiel, pour lui est de voir son parti investi d’un deuxième mandat qui accroitrait ses chances à mener sa politique et à imposer ses points de vue et ses visions à ses partenaires. Toutefois, la grande question qui se pose, est celle qui a trait aux possibles alliances.
Le nouveau chef de gouvernement désigné devra faire le tour des partis pour constituer un gouvernement de coalition, étant donné que le mode de scrutin n’accorde pas de majorité à un quelconque parti. Dans ce jeu d’alliances, le PAM a déjà exprimé son refus catégorique à siéger avec le PJD au sein de la même équipe. L’Istiqlal, de son côté, est très habitué à ce genre de situations, où il joue le rôle de jocker. Quelques jours avant les élections, Hamid Chabat a laissé entendre que toutes les alliances sont envisageables. Pour lui, la politique est l’art du possible et par conséquent, une alliance avec le PJD n’est pas à écarter. Pour cela, il lui faut le feu vert du Conseil national. Chose qu’il peut aisément obtenir. Cependant, au vu des résultats obtenus, le parti de l’Istiqlal devra accepter le diktat de parti de Benkirane s’il veut accéder au gouvernement. Autrement dit, Chabat devra accepter toutes les conditions du PJD, puisque sa position est affaiblie et ne ressemble en rien à celle qui prévalait en 2011 et qui l’a poussé à claquer la porte en 2013. Les Istiqlaliens, oseront-ils sacrifier l’histoire glorieuse de leur parti sur l’autel de quelques sièges ministériels ?
Pour le RNI, les choses diffèrent légèrement. Mezouar et ses camarades se sont toujours présentés comme les sauveurs de Benkirane, alors en pleine tourmente politique après la sortie de l’Istiqlal du gouvernement. Mais, ils en veulent au PJD et à son leader de ne les avoir jamais considérés à leur juste valeur. Ceci sans mentionner les querelles personnelles des deux chefs et des crises qui ont éclaté au sein du gouvernement au sujet de la caisse de développement agricole qui est gérée par Aziz Akhenouche. En outre, le dernier litige en date, est celui qui a opposé les deux formations sur la présentation du bilan gouvernemental. Le parti de la colombe avait alors haussé le ton pour signifier à ses partenaires que sans son apport, le gouvernement ne serait plus là depuis longtemps. Cependant, il n’y a pas désaccords de fond entre les deux partis et le RNI pourrait négocier son entrée au gouvernement pas la grande porte. C’est aussi le cas de l’Union constitutionnelle et du Mouvement populaire. Ces deux partis d’obédience libérale se retrouveront facilement dans le programme commun que le futur gouvernement devra soumettre à l’investiture dans le cadre de sa déclaration devant le parlement.
A moins d’un imprévu, la prochaine formation gouvernementale devra inclure ces partis. Mais le PJD va devoir afficher une grande prudence pour ne pas voir se répéter le scénario de l’Istiqlal en 2013. Il présentera, certes, des concessions, mais aura toujours à l’esprit les calculs nécessaires pour éviter au gouvernement de toute entrée en zone de turbulences. Ainsi si les cinq partis se retrouvent au sein du gouvernement, ils devront totaliser presque 240 sièges, de quoi gouverner confortablement.
Mais à l’opposé, si les négociations ne sont pas menées à bon port, il y a fort à parier que le PJD ne trouvera pas le soutien nécessaire pour gouverner. Dans ce cas, le scénario à l’espagnole n’est pas à écarter. D’ailleurs, Benkirane l’avait même prédit et l’a déclaré lors d’un meeting électoral, en précisant qu’il « reviendrait au peuple », c’est-à-dire appeler à une deuxième consultation électorale.
T.J.