OPINION DU WEB

La ville saigne de partout

nadiaPar Nadia Essalmi, éditrice

Dans le quartier, les bêêêêêlements se lèvent en concert. Ceux qui proviennent des garages font échos à ceux dans les jardins et à ceux sur les terrasses. L’orchestre national joue sa triste cacophonie au rythme de la panique et de l’affolement des bêtes. Ces cris de détresse rappellent ceux des naufragés hurlant au sauve-qui-peut.

Le jour J, le ballet s’ouvre sur des rues désertes, mais hantées par des bouchers-égorgeurs, en tablier ensanglanté, chaussés de bottes en caoutchouc, accompagnés d’apprentis et munis de longs couteaux, et des hommes en djellaba blanche, le tapis de prière sous le bras. Mettre la main sur un boucher n’est pas chose simple, il faut le réserver la veille pour être sûr de ne pas courir, en tueur-complice, les rues à la recherche d’un égorgeur.

Le bal des bouchers continue avec des scènes dignes d’un film d’Hitchcock. On les aperçoit, le sang mélangé à la sueur, sortir d’une maison, entrer dans une autre, mais heureux et satisfaits du massacre, tels des serials killers. Ils ont bien gagné leur journée et ont même collecté les intestins des moutons tués. Ils en feront des saucisses, des merguez, ou les vendront aux fabricants des cordes d’instruments de musique ou du fil médical. Vers 11h du matin, le chef d’orchestre baisse sa baguette, accompagnant l’extinction des derniers bêêêêeê. Une fois les animaux dépecés, se lèvent alors des odeurs répugnantes de sang et de poils qui brûlent. La ville entière fume telle une tornade.

La ville saigne de partout. Des petits ruisseaux de sang, entrainant les déchets, le foin et les crottes de moutons sillonnent les rues. Entrent en scène les grilleurs de têtes et de pattes de moutons.

C’est la besogne des jeunes, une occasion de se faire un peu d’argent. Ils laissent libre cours à leur imagination et à leur créativité et bricolent toute sorte de grils, on peut même voir des porte-bagages de petits taxis servir de grils. En regardant de près ces têtes brûlées, chauves et défigurées, on a du mal à interpréter leur expression.

On ne sait pas si, avec leur sourire narquois, elles expriment leur joie de quitter ce monde de barbares, ou leur tristesse d’avoir été sacrifiées. On peut dire qu’on s’est bien vengés de la pauvre bête en l’égorgeant, en l’étripant et en mangeant son cœur et son foie. Mais à bien y réfléchir, qui s’est vengé de l’autre ?
Et comme le malheur des uns fait le bonheur des autres, les chats, eux, ce jour-là, célèbrent aussi leur fête du mouton.


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