Maroc-Espagne: une enquête passionnante sur les travailleuses saisonnières
Les éditions « En toutes lettres » publient dans leur collection « Enquêtes », dirigée par Hicham Houdaïfa, un ouvrage consacré aux travailleuses saisonnières marocaines participant à la cueillette des fraises, dans le sud de l’Espagne. Opportunité économique ou nouvelle forme d’esclavage ? L’auteure, Chadia Arab, apporte des éclairages intéressants.
Par Olivier Rachet
Géographe de formation, chercheuse au CNRS, spécialiste des migrations internationales, l’auteure de Dames de fraises, doigts de fée revendique, dès les premières lignes de son enquête, une approche « genrée ». En se focalisant exclusivement sur les saisonnières migrant temporairement vers l’Espagne, pour la cueillette des fraises, elle s’intéresse aussi aux conditions de vie de ces candidates à l’immigration saisonnière, dans leur pays natal même.
Des parcours singuliers
Le plus souvent issues de milieux populaires, veuves ou divorcées dans la majorité des cas, ces femmes choisissent de s’exiler afin de subvenir aux besoins de leur famille. Comme toute enquête digne de ce nom, l’ouvrage s’appuie sur des données chiffrées et des tableaux d’une grande précision, mais il est aussi émaillé de portraits tous plus attachants les uns que les autres.
On y croise Zahra, mère célibataire, originaire du village de Aït Mhamed, à quelques kilomètres d’Azilal. Son départ constitue à lui seul un mini drame familial : « Je pensais que j’allais mourir, explique Zahra. Je n’avais jamais vu la mer. Je n’étais jamais sortie de mon village. » De fil en aiguille, la jeune femme voit sa situation financière changer, ce qui lui permet d’installer l’électricité dans sa maison et de devenir propriétaire de plusieurs terrains.
Une immigration encadrée
Chadia Arab décrit, avec force détails, les différentes étapes d’une immigration choisie, qui est le fruit d’une étroite collaboration entre le Maroc et l’Espagne. Au centre du dispositif figure l’ANAPEC, l’Agence nationale de la promotion, de l’emploi et des compétences qui gère, au Maroc, le recrutement des saisonnières. Cette structure
travaille de concert avec l’Union européenne, ayant lancé en 2004 un vaste projet de « contrats en origine » s’inscrivant dans le cadre du programme AENEAS (Programme d’assistance technique et financière à des pays tiers dans le domaine de l’émigration et de l’asile).
Toute la question est de savoir à qui profite cette nouvelle organisation du travail saisonnier : aux pays tiers comme le Maroc dont les candidates s’émancipent souvent de la tutelle familiale incarnée par leurs pères ou leurs époux ? aux pays d’accueil comme l’Espagne pouvant se permettre de payer à bas coût des ouvrières facilement exploitables ? S’agit-il, comme le précise le titre de l’un des chapitres d’une « immigration jetable » ?
L’objectivité et la neutralité propres à toute enquête digne de ce nom arrivent difficilement à occulter le sentiment qui s’empare du lecteur, à plusieurs reprises, d’être en face d’une forme moderne et aseptisée d’esclavage économique. Comme leur nom l’indique, les saisonnières sont les bienvenues, le temps d’une saison, mais tout
est fait pour qu’elles rentrent aussi au pays, sans chercher à régulariser leur situation.
La surveillance et le contrôle sont généralisés, comme en témoigne l’une des interlocutrices de l’auteure, Halima : « Pour sortir, on doit obligatoirement porter un gilet jaune. Si on sort sans gilet, on se fait retirer trois jours de travail de notre salaire.»
Chadia Arab, Dames de fraises, doigts de fée – Les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne, éditions « En toutes lettres », collection « Enquêtes ».